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À Ban Kien le commandant de Lagrée avait rencontré un singulier voyageur, bon vieillard à la physionomie placide, que les habitants désignaient sous le nom de Sélah, ce qui veut dire « homme qui sait beaucoup». C’était une sorte de médecin ambulant, d’origine phong, qui colportait partout sa science et ses remèdes, sans se fixer jamais nulle part, et sans demander d’autre salaire que le logement et la nourriture. Il avait mis trois ans à venir d’Ava. Ces sortes de gens ont une grande réputation d’honnêteté et inspirent partout le plus grand respect.

Le 11 septembre, nos voyageurs étaient arrivés au confluent du Nam Leuï et du Nam Lem ; cette dernière rivière vient du muong de ce nom et est aussi considérable que la première. Le lendemain, ils couchèrent à Muong Oua, joli village situé dans une petite plaine fort riche et fort habitée. Quelques jours auparavant, avaient eu lieu en ce point des fêtes en l’honneur des Phi, ou « revenants », fêtes dont le but est de conjurer les maladies. Pendant ces fêtes qui durent plusieurs jours, personne ne peut entrer dans le Muong, ou le traverser. Des écriteaux placés sur les routes préviennent les voyageurs et leur indiquent l’amende qu’ils encourent, s’ils transgressent la défense.

Le 14 septembre, nous fîmes nos visites officielles aux diverses autorités de Muong You. Nous commençâmes par le conseil des mandarins, que présidait un frère du roi, jeune homme à peau fine et blanche, un peu gras et fort timide, qui ne savait que faire de sa personne. Ses doigts grassouillets étaient chargés de bagues, et ses oreilles de pendants en or. Il était vêtu d’une étoffe quadrillée lui servant de langouti, d’une veste en satin, et d’un grand turban bouffant sur la tête. On portait derrière lui un parasol doré à très-longue hampe.

Après le sena, nous rendîmes visite à l’officier birman. Soit que nous fussions mal prévenus en faveur de cette catégorie de fonctionnaires, soit que la race birmane ne puisse soutenir la comparaison avec les Thai du nord, à la peau presque blanche et à la physionomie distinguée, nous trouvâmes une figure ignoble à ce représentant du roi d’Ava. Rempli de son importance et désireux de produire une forte impression sur nous, il ouvrit à peine la bouche, lança au ciel des regards inspirés et laissa à sa femme le soin de faire tous les frais de la conversation. Le passe-port de Xieng Tong dont le commandant de Lagrée arrivait muni, avait dès le début coupé court à ses objections ; n’ayant pas à nous faire sentir sa puissance, il se contenta de nous fatiguer de ses airs solennels. Nous le quittâmes bien vite pour aller chez le roi.

La résidence de celui-ci s’élève sur un des mamelons qui dominent la ville, et l’on y jouit d’une vue fort étendue. Le palais est vaste, construit en bois durs et d’une menuiserie très-soignée. Le roi nous reçut dans une grande salle, où le jour ne pénétrait que par d’étroites fenêtres, cachées par des tentures de soie. C’est un jeune homme de vingt-six ans, à la figure distinguée et infiniment gracieuse. Il était vêtu de satin vert à fleurs rouges, et les feux des rubis qu’il portait aux oreilles éclairaient les soyeux reflets de son riche costume. Il était assis sur des coussins brodés d’or. Tout autour de lui étaient rangés dans une attitude respectueuse, les mandarins du palais ; à ses pieds étaient placés le sabre et les vases en or, richement ciselés, indices de la dignité royale.