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RUINES DE XIENG SEN.

tiens du nord. Les arbres qui fournissent ces deux produits deviennent, dans cette région, beaucoup plus rares ou manquent même complètement. On sait que le gambier est une substance astringente, que l’on extrait des feuilles d’un arbre de la famille des rubiacées. On l’emploie depuis quelques années en Europe pour la teinture et le tannage, et l’exportation de cette denrée du seul port de Singapour pour l’Occident s’élève aujourd’hui à plus de vingt millions de kilogrammes par an. Il y a longtemps que les Chinois tirent parti de cette substance pour teindre en noir et en brun les tissus de soie et de coton. Le gambier est un objet de première nécessité pour les Malais, qui le mâchent seul ou avec les feuilles du bétel.

Nous pouvions craindre, de la part du chef de Muong Lim, un refus formel de nous admettre sur son territoire. Il était donc prudent de garder les barques et les bateliers qui nous avaient amenés de Xieng Khong. Afin d’utiliser jusqu’au dernier moment le temps passé sur les bords du fleuve que nous allions peut-être abandonner pour cheminer par terre, je résolus de remonter à pied le long de la rive droite, le plus loin qu’il me serait possible. Je partis, le 19, de très-bonne heure, ma boussole à la main et un petit paquet de vivres sur le dos. Le temps était presque couvert et promettait de m’épargner la brûlante réverbération du soleil sur les plages rocheuses du Mékong. Je franchis la barrière de rochers, au milieu desquels rugissaient les eaux du Tang Ho ; un seul passage sinueux, d’une trentaine de mètres de large, s’ouvre dans cette ceinture de pierre ; encore ce passage est-il divisé en deux bras par un rocher. Aucun radeau ne pourrait en descendre le courant sans se briser ; aucune barque ne pourrait, même avec des cordes, le remonter sans se remplir ; mais, aux hautes eaux, alors que le fleuve remplit entièrement le fossé, large de 600 mètres environ, qui sépare les deux chaînes de collines formant ses rives, cet obstacle peut être franchi et la circulation en pirogue redevient possible.

En continuant ma route, je constatai que le fleuve s’inclinait de plus en plus vers le nord-est, et qu’il paraissait enfin se diriger vers les frontières de la Chine, cette terre promise, aux portes de laquelle nous devions errer pendant quatre longs mois avant de parvenir à les franchir.

Le fleuve, réduit à un chenal de 50 à 80 mètres de large, laissait à découvert de grands bancs de sable, entrecoupés de bassins d’une eau chaude et dormante et de rochers d’un aspect bizarre et d’une escalade difficile. La forêt marquait partout nettement la limite que ne dépassait jamais l’inondation et encadrait d’un ruban vert aux reflets ondoyants cette bleuâtre étendue, tout émaillée de taches blanches et noires. Je pus, au début de mon excursion, cheminer sur des plages sablonneuses, le long de la lisière des grands arbres, sans être obligé, soit d’entrer dans le fourré, où la circulation eût été trop pénible, soit de marcher dans l’eau, qui eût été parfois trop profonde. Le paysage était d’une sauvagerie pleine de grandeur. Nulle part de vestiges des hommes ; les traces fugitives des pêcheurs et des chasseurs nomades, que nous avions été habitués à rencontrer jusque-là, même dans les endroits les plus déserts, manquaient absolument. Le disque du soleil apparaissait à travers la ligne d’arbres qui couronnait le sommet des collines : la vie s’éveillait peu à peu sous les arceaux de la forêt ; les oiseaux célé-