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cevoir, avant que nous fussions revenus dans des régions civilisées, les communications que la Cochinchine pouvait tenter encore de nous faire parvenir. L’Oparat de Luang Prabang était parti en effet vers le 20 avril de Bankok, après avoir reçu du chancelier du consulat de France notre correspondance, les instruments de précision demandés en France avant notre départ et que l’on n’avait pas su expédier à temps à Pnom Penh, et six caisses de vin de Sherry et de Porto. Tout cela n’arriva à Luang Prabang qu’une quinzaine de jours après notre départ, puis fut scrupuleusement renvoyé à Bankok avec tout ce que nous avions laissé. On comprit même dans cet envoi les objets que nous avions autorisé le roi à s’approprier, dès qu’il serait informé de notre entrée dans le Yun-nan et qu’il aurait acquis ainsi la certitude que nous ne repasserions point par sa capitale pour revenir à Saïgon. On voit que si la défiance avait présidé à nos premières relations avec les autorités locales, leur fidélité plus que scrupuleuse à remplir ensuite leurs engagements a témoigné de la déférence et de la sympathie que nous avions conquises pendant notre séjour dans la capitale du Laos siamois.

Le repos et le bien-être dont notre escorte avait joui pendant plusieurs semaines avaient un peu remonté le moral de nos Annamites, que la longueur de notre voyage effrayait déjà. Ils n’avaient point compté, au départ, sur une absence aussi longue, et pendant les jours de fatigue et d’isolement qui avaient précédé notre arrivée à Luang Prabang, j’avais saisi chez eux des symptômes inquiétants de découragement et de nostalgie. Ils étaient tous mariés et presque tous pères de famille ; chez les Chinois et chez les Annamites on se marie de très-bonne heure : le célibat passe pour un état contre nature. Ma connaissance de la langue annamite et les relations antérieures que j’avais eues avec quelques-uns de ces jeunes gens, dont deux étaient employés comme miliciens à la préfecture de Cholen avant le voyage, me rendaient le confident naturel de leurs inquiétudes. « Ong Quan (Monsieur le chef), m’avaient-ils dit souvent, lorsque je les emmenais avec moi sur le fleuve faire des sondages, ne sommes-nous pas allés assez loin encore et n’avez-vous point déjà sur votre carte assez de rochers, assez de cataractes, assez de détours ? Jusqu’où irons-nous donc ainsi ? » — « Nous voulons savoir, leur répondais-je, d’où vient ce fleuve, et c’est lui qui nous mène. Où ? Nous n’en savons pas plus long que vous. Mais nous irons, si nous le pouvons, jusqu’à ses sources. » — Ils soupiraient alors en regardant l’eau large et profonde. « C’est bien loin cela, disaient-ils, et ce grand fleuve n’est pas près de finir. » — « Qu’en savez-vous ? leur répondais-je pour les encourager. Il sort peut-être tout formé d’un grand lac, et, dans ce cas, demain vous pouvez en voir la fin. » Cette porte ouverte à l’espérance suffisait pour ranimer leurs courages et ramener la gaieté naturelle à leur race. Je les surprenais parfois demandant aux indigènes des nouvelles du grand lac qui donnait naissance au Mékong, et on leur répondait souvent de façon à confirmer leur secret espoir. Tous les habitants de l’Indo-Chine ont conservé le vague souvenir de leur ancien lieu d’origine, ce plateau de l’Asie centrale, semé de grands lacs qui se déchargent par de grandes rivières, et ils attribuent volontiers aujourd’hui une origine lacustre aux fleuves dont ils habitent les rives. C’est d’après leurs dires que les anciens géographes ont cru longtemps à l’existence d’un grand lac d’où seraient sortis à la fois le Menam et le Mékong. L’exis-