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caisse pour ses bagages personnels, au lieu des deux qui lui avaient été allouées au départ de Pnom Penh. Il fallut renoncer à emporter les collections botaniques et géologiques déjà recueillies par MM. Thorel et Joubert, et que le roi de Luang Prabang promit de renvoyer à Bankok. Nos deux naturalistes durent faire d’avance le sacrifice de toute collection future, qui ne pouvait plus être qu’un onéreux embarras et une cause d’insuccès. En même temps que ces échantillons, nous laissâmes à Luang Prabang, pour être transmis à Bankok avec eux, les minutes de cartes, ébauches de travaux, livres, instruments, en un mot tout ce qui n’était pas absolument indispensable à nos travaux ou tout ce qui pouvait faire double emploi. Nous fîmes un second lot de hardes, de munitions et d’objets d’échange, qui devait rester à Luang Prabang, et devenir la propriété du roi, si au bout d’un an nous n’étions point revenus dans cette ville.

Le roi et ses mandarins reçurent des cadeaux qui représentaient largement les dépenses que le transport à Bankok de la première de ces deux catégories d’objets allait occasionner. Sa Majesté reçut la plus précieuse, mais la plus lourde de nos armes, une carabine à balles explosibles, dont on lui apprit l’usage, une longue-vue, un tapis et des étoffes. Son fils eut un fusil à deux coups ; ses autres parents et les principaux fonctionnaires furent d’autant mieux partagés qu’en nous faisant des amis, nous diminuions nos bagages. Le roi ne voulut point cependant rester en arrière, et il envoya à M. de Lagrée, à titre de souvenir, un vase en argent, deux tam-tams, quatre sabres, quatre lances, une gargoulette et un verre laqués de Xieng Mai. Je ne mentionne pas l’énorme quantité de fruits et de pâtisseries qui étaient journellement apportés à notre campement par ses ordres, et qui faisaient les délices de nos Annamites. De ces comestibles, nous n’appréciions guère que les cocos : ils nous fournissaient une salutaire et rafraîchissante boisson, que la chaleur rendait nécessaire.

Pendant cette dernière semaine, notre campement offrit le coup d’œil le plus animé, et fut témoin des scènes les plus comiques. Nos préparatifs de départ attiraient une foule nombreuse de fonctionnaires devenus nos amis les plus intimes, qui réclamaient de nous un souvenir et se disputaient les hardes que nous laissions. Le moindre bouton d’uniforme, le plus mince débris de galon transportait d’aise ces braves gens, et ils ne nous refusaient jamais le plaisir de les voir s’affubler des redingotes ou des pantalons qui ne pouvaient plus trouver place dans nos malles. Dans les derniers jours, cette manie de travestissement avait atteint des proportions telles, que nous pouvions nous croire en plein carnaval.

Quelle que fût l’apparente gaieté de ces adieux et de ces préparatifs, ce n’était pas cependant sans une grande mélancolie et sans une certaine appréhension que nous voyions s’approcher l’heure du départ. Nous abandonnions à Luang Prabang, non-seulement une partie de notre mince confort, quelques livres aimés, récréations de l’intelligence et du cœur, consolations de notre isolement, délassements de nos travaux, mais aussi la dernière espérance de recevoir de bien longtemps la moindre nouvelle de ceux qui nous étaient chers. Les lettres de France, que j’avais rapportées de mon voyage à Pnom Penh, avaient déjà, pour la plupart d’entre nous, près d’un an de date, et, en quittant Luang Prabang pour nous lancer dans l’inconnu, nous perdions toute chance de re-