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parties du fleuve abritées du courant par une heureuse disposition des rochers des rives ; dans ces endroits frais, calmes et profonds, les gros poissons que nourrit le Cambodge trouvent, au milieu de tant de tourbillons et de rapides, le repos qui leur est nécessaire pour frayer. Nous fûmes témoins de la capture de l’un d’eux ; il nous étonna par ses énormes dimensions : il fallut le concours de cinq ou six hommes pour l’amener sur la rive. Il n’y avait malheureusement personne parmi nous à qui l’ichthyologie fût familière et qui pût reconnaître si ce poisson était parent d’une des grandes espèces que nourrit le grand lac du Cambodge, et qui donnent lieu, au moment de la baisse des eaux, à une pêche si fructueuse. Tous les grands fleuves de l’Asie orientale sont excessivement poissonneux et fournissent, en Chine, un appoint considérable à l’alimentation des classes pauvres. On a fait plusieurs tentatives pour acclimater en Europe quelques-unes des espèces les plus communes dans le fleuve Bleu. Est-ce au Tibet qu’il faut chercher le point de départ de ces poissons, qui sont certainement les rois de l’eau douce ? Les lits de roches et les énormes profondeurs que présentent le Cambodge et le Yang-tse kiang sont-ils les causes déterminantes de leur production ?

Le 27 au matin, nous quittâmes Ban Coksay. Après avoir franchi, immédiatement après notre départ, deux rapides assez difficiles à franchir pour les radeaux, Keng Soc et Keng Mong, nous constatâmes un changement notable dans l’aspect général de la contrée. Les mouvements de terrain devinrent moins brusques ; les ondulations des collines qui se succédaient sans interruption le long des rives, prirent plus d’ampleur, et nous offrirent des échappées plus nombreuses, des perspectives plus lointaines. L’horizon élargi nous laissa voir, sur la rive gauche du fleuve, cinq plans de montagnes graduellement étagés, de l’ouest à l’est ; quelques villages se présentèrent en amphithéâtre sur les pentes devenues moins abruptes. Le tapis sombre de verdure, qui recouvre uniformément toute la contrée, se diapra de taches d’une nuance plus claire, indiquant les cultures de riz de forêt.

Le 28, nous franchîmes encore plusieurs rapides, dans lesquels le fleuve, devenu plus large, éparpillait ses eaux peu profondes entre quelques îles et de nombreux bancs de sable ; le soir, nous nous arrêtâmes à Ban Seluang pour changer une dernière fois de barques : nous n’étions plus qu’à quelques milles de Luang Prabang. Grâce à l’activité déployée par tout le monde, nous pûmes dès le lendemain matin nous remettre en route pour cette dernière destination.

Vers onze heures, nous tournions le dernier coude que forme le fleuve au-dessous de Luang Prabang et qui est produit par une petite colline calcaire à pic sur la rive droite. La ville nous apparut alors sur la rive opposée, à deux milles de distance. Le coup d’œil qu’elle nous offrait était des plus pittoresques et des plus animés[1]. Depuis notre départ de Cochinchine, nous n’avions pas rencontré une agglomération aussi considérable de maisons. Leurs toits pressés s’alignaient en séries parallèles le long du fleuve et entouraient de tous côtés un petit monticule qui s’élevait comme un dôme de verdure au milieu de cette surface

  1. Voy. Atlas, 2e partie, pl. XXV, une vue générale de Luang Prabang.