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et parfois, hélas ! — aviné, — qu’offrait la population de Bouncang, que dans une éclipse de lune que j’espérais pouvoir observer à la chute du jour. Malheureusement l’horizon était légèrement embrumé, comme il arrive toujours après les chaudes journées de la saison sèche, et, d’après les limites que j’assignais à notre longitude, le phénomène devait se produire presque immédiatement après le lever de la lune. Quelques légers strati vinrent s’ajouter au rideau de vapeurs qui voilaient l’orient, et mes préparatifs devinrent inutiles. Ce fut pour moi une vive contrariété que la perte de cette occasion de rectifier notre position géographique et de régler nos chronomètres. Elle ne se représenta plus dans toute la suite de notre voyage.

Le lendemain, nous continuâmes à faire de l’ouest en remontant le fleuve ; cette direction où il persistait depuis trois jours n’était point un coude ordinaire produit par un accident de terrain local ; elle attestait un changement réel et durable dans l’orientation générale de la vallée que nous explorions. De temps en temps nous découvrions, enveloppée dans les lentes sinuosités du fleuve, une île, joyau verdoyant sur les eaux paisibles dont elle élargissait le lit sablonneux et peu profond ; quelquefois aussi, des bancs de roches, assises souterraines des montagnes de la rive gauche, venaient étrangler brusquement le fleuve, qui retrouvait alors pendant un court intervalle ses grandes profondeurs d’autrefois et un courant plus accentué. Ces rapides n’offraient aucun danger à ce moment de l’année ; mais les quelques rochers épars sur les rives, et alors à découvert, produisent, aux hautes eaux, des tourbillons si violents, que le passage reste impossible, pendant quelques jours, à l’un de ces rapides nommé Hang Hong, que nous franchîmes le 21 mars. Les bateliers entretiennent soigneusement quelques fleurs au pied d’un petit Tât construit sur l’un des rochers qui le dominent. Au pied même de ce rocher, il y avait au moment de notre passage 25 mètres d’eau ; un peu plus au large, je ne trouvai pas fond à 30 mètres. Le fleuve n’a en cet endroit que 250 mètres de large. Je pus constater par la ligne, tracée par les eaux au moment de l’inondation sur les parois verticales des rochers, que le fleuve s’élevait en ce point à 13m,80 au-dessus de son niveau actuel.

Le lendemain nous franchîmes un autre rapide nommé Keng Ahong, situé un peu en amont de l’embouchure du Nam Makang ; il est formé par un plateau de roches, qui laisse, du côté de la rive droite, un chenal étroit et profond de 25 mètres.

Ầ partir de Hang Hong, le Cambodge, qui avait conservé jusque-là une certaine tendance à se relever au nord, s’infléchit de plus en plus vers le sud ; les sommets des chaînes de la rive gauche s’abaissèrent et disparurent ; les méandres du grand fleuve devinrent aussi capricieux et aussi rapides que ceux d’une petite rivière. Nous passâmes par tous les rhumbs sud, est et ouest du compas, et cela à notre grand dépit, car la seule direction que nous aurions voulu suivre eût été celle du nord, qui seule pouvait nous rapprocher des sources du grand fleuve et nous amener dans des régions d’un aspect plus nouveau et d’un climat plus favorable. Dans un voyage de cette nature, on est toujours impatient de changement, et chaque jour qui n’apporte pas une émotion nouvelle est un mécompte. Les plus gracieux paysages deviennent monotones quand ils se succèdent les mêmes pendant deux fois vingt-quatre heures.