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RETOUR AU LAOS.

au roi Norodom, qui me remit une lettre pour M. de Lagrée. Le lendemain, à huit heures du matin, je repartis pour Angcor, emportant le meilleur souvenir du bienveillant et hospitalier accueil de M. Pottier. Celui-ci ne laissait pas que d’être un peu inquiet, en me voyant repartir dans de telles conditions, et il me recommanda, si je rencontrais sur ma route la canonnière 28, de m’en faire escorter jusqu’aux entrées du lac. Ce secours me fut inutile. Je réussis à passer sans encombre, et, le 13 février, j’étais de retour à Siemréap. Alexis n’y était pas encore arrivé. Le courrier de l’expédition qu’il portait me sembla fort compromis. Le gouverneur d’Angcor était parti depuis deux jours pour Bankok où il était appelé pour les funérailles du second roi de Siam. Je priai son frère, qui le remplaçait, d’expédier sur Pnom Penh notre interprète, dès que celui-ci ferait son apparition, et je me préparai à reprendre le chemin du Laos. Il fallait allonger mes étapes pour rejoindre l’expédition le plus vite possible. Au lieu de suivre la route sinueuse que j’avais prise en venant, je résolus de marcher droit dans la direction du nord, pour aller à Oubôn. On m’objecta que je traverserais une zone déserte, dont certaines parties étaient impraticables aux chars. Nous n’étions plus que deux ; notre bagage était assez mince, malgré ce que je rapportais de Pnom Penh. Je répondis que nous irions à pied quand cela deviendrait nécessaire.

La nouvelle route que j’allais suivre me faisait passer par Angcor Wat. Je consacrai une heure ou deux à revoir le temple. C’est un de ces monuments qu’on ne se lasse jamais d’admirer. Je traversai la rivière d’Angcor et je me dirigeai vers la chaîne de Pnom Coulèn. Après avoir gravi les premières pentes, je me trouvai au milieu d’une plaine complètement déserte, recouverte de hautes herbes et parsemée de quelques bouquets d’arbres. Sur l’un des points les plus élevés, je rencontrai des ruines khmers : ce sont des tours en briques dont la base est déjà profondément enfouie dans le sol. La décoration, dont la surface extérieure est revêtue, est d’une grande perfection de dessin et de moulage. Tout auprès se trouve un grand bassin à revêtement de pierre. Ces tours présentent cette singularité que, seules parmi les trente ou quarante monuments khmers que l’on connaît aujourd’hui, elles n’obéissent point à la loi qui veut que les façades soient exactement orientées selon les quatre points cardinaux.

Plus loin, le plateau s’ondule légèrement, de nombreux ruisseaux, coulant tous vers l’est, le sillonnent ; nous nous trouvions sur la lisière d’une épaisse forêt, célèbre au Cambodge sous le nom de Prey Saa (en cambodgien « forêt magnifique »). La route qui la traverse n’avait pas été pratiquée depuis longtemps. Il fallut que nos Cambodgiens nous la rouvrissent à coups de hache. L’unique char à buffles qui portait toutes nos affaires se trouvait souvent arrêté par des lianes, ou par les arbres qui bordaient le sentier, et dont les troncs grossis ne laissaient plus entre eux un espace suffisant. Nous étions souvent obligés de les entailler à hauteur des essieux. La nuit nous surprit occupés à ce travail ; une bande d’éléphants sauvages vint à passer et s’arrêta pour nous regarder faire. On distinguait vaguement à travers le feuillage les défenses blanches qui brillaient dans l’obscurité. En guise de passe-temps sans doute, le chef de la troupe appuya son large front contre un jeune arbre et se mit en devoir de l’ébranler ; ses compagnons vinrent à la rescousse ; un grand déchirement se fit dans le feuillage, et l’arbre vint tomber à peu