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VOYAGE À PNOM PENH.

grand nombre de bras. Il fallait décharger nos chariots, les démonter et les transporter pièce à pièce au bas du plateau. Retourner en arrière ou attendre des secours nous eût fait perdre un temps précieux. Je donnai l’exemple et, tous les cinq, nous nous mîmes résolument à l’œuvre. Au-dessous de nous, à mi-hauteur environ, un rocher en saillie formait une plate-forme de 8 ou 10 mètres carrés de surface. Nous commençâmes par y conduire nos bêtes de somme qui, une fois dételées, faisaient mine de vouloir regagner leur village. Nos légers bagages les suivirent bientôt : le transport des chars fut beaucoup plus long et beaucoup plus fatigant.

Il était midi : le soleil dardait à pic sur nos têtes, aucune ombre ne nous protégeait ; les rochers, que nous gravissions et que nous descendions sans cesse, nous brûlaient les pieds et les mains ; une soif ardente nous dévorait tous. Autour de nous, tout était aride. Le dernier ruisseau franchi était à plusieurs lieues de distance, encore n’était-il point facile d’en retrouver la route, au milieu des nombreux sentiers qui se croisaient dans la forêt. Il nous fut bientôt impossible de continuer notre travail ; nos gorges saignaient, nos voix devenaient rauques. Je n’eusse jamais cru que la soif pût devenir une souffrance aussi vive. Les hommes se couchèrent découragés. Le plus profond silence régnait autour de nous. Seul, j’essayai de chercher encore : les bords du plateau se dentelaient sur notre droite en plusieurs gorges au fond desquelles croissaient quelques arbres ; il pouvait y avoir là, dans le roc, des cavités assez profondes pour conserver un peu d’eau provenant des pluies ou des suintements qui alimentent les ruisseaux de la plaine inférieure. Je trouvai en effet plusieurs lits de petits torrents ; ils étaient tous à sec. Je commençais à perdre tout espoir et j’avais comme un nuage devant les yeux. Tout à coup des buissons d’un aspect vigoureux et d’une verdure fraîche attirèrent au-dessous de moi mes regards ; je me laissai glisser le long d’un rocher poli par la chute des eaux de pluie de la saison dernière : à mes pieds était un bassin rempli d’une eau claire et chaude. J’eus comme un éblouissement de joie. Je me jetai à plat ventre et je me mis à boire : il y avait de quoi désaltérer largement tout le monde. Je retrouvai des poumons pour signaler ma découverte, et au bout de quelques minutes, hommes et bêtes furent réconfortés.

Dès que le plus fort de la chaleur du jour fut passé, nous reprîmes notre rude besogne. À dix heures du soir nous étions au bas du plateau, à l’entrée de la forêt inférieure : nos chars étaient remontés, nos buffles parqués auprès de nous. Mon Annamite Tei nous avait rendu les plus grands services en maniant ces farouches animaux que la vue d’un Européen mettait hors d’eux-mêmes. Quelques arbres abattus gisaient autour de nous ; nous mîmes le feu à l’un d’eux pour éclairer notre campement et nous protéger contre les bêtes féroces. Depuis la tombée de la nuit, les miaulements du tigre se faisaient entendre, et nos bêtes paraissaient inquiètes ; le feu les rassura et elles vinrent d’elles-mêmes se coucher à l’entour. Nous avions quelques provisions : du riz et des poules. Renaud les assaisonna en habile cuisinier. J’ai rarement fait un meilleur repas. J’étais enchanté d’avoir vaincu la difficulté et de me trouver à la tête de moyens de transport qui me conduiraient jusqu’au prochain Muong. M’approprier jusque-là les buffles et les chars me paraissait d’excellente guerre vis-à-vis du village dont les hommes m’avaient abandonné.