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VOYAGE À PNOM PENH.

À Si Saket, la population se mélange de Cambodgiens dont la langue est à peu près comprise de tout le monde. Quoique restant toujours dans un pays soumis à Siam, j’allais me retrouver de nouveau sur le territoire de l’ancien empire khmer. En partant de Si Saket, on traverse une immense plaine dénudée, où quelques arbustes rabougris se pressent autour des nombreuses mares disséminées dans tous les plis du terrain. C’est toujours auprès d’un de ces petits étangs que se groupent les maisons des villages ; les arbres fruitiers qui les entourent forment comme des îlots de verdure, au milieu de cette vaste étendue que le feu a stérilisée. Au bout de sept ou huit lieues, la forêt reparaît, le paysage devient moins monotone ; la route serpente en ruisseaux de sable rose sous les arceaux ombreux d’une végétation luxuriante, et n’étaient les horribles cahots que le trot saccadé des bœufs coureurs imprimait à mon char, mon voyage m’eût paru à ce moment une délicieuse promenade. Les sao[1] en fleur embaumaient l’air d’un parfum suave ; les flamboyants[2] étalaient au milieu de la verdure leurs immenses panaches rouges, auxquels les ca-chac[3] mêlaient leurs floraisons blanches et violettes. Çà et là quelques pins[4] se mélangeaient aux essences tropicales, et leur feuillage connu venait rappeler la patrie absente. Une éclaircie se faisait dans le feuillage : les rizières apparaissaient, et au delà, les cimes élancées de quelques palmiers annonçaient le prochain village.

Je m’étais presque exactement dirigé à l’ouest en remontant le Se Moun entre Oubôn et Si Saket ; de ce dernier point à Coucan, chef-lieu de la province suivante, je fis environ soixante kilomètres au sud. À Coucan, le cambodgien devenait la seule langue comprise des habitants. J’y fus l’objet de la plus indiscrète curiosité : le gouverneur, oubliant son rang et l’étiquette, accourut me voir avec une suite nombreuse, au moment même où, suffoqué par la chaleur et la poussière du chemin, je commençais mes ablutions. Je m’informai de l’interprète Alexis qui avait dû passer par ce point pour se rendre à Angcor. Il n’avait point paru ; peut-être avait-il pris une autre route. Le gouverneur m’affirma que le Cambodge était pacifié et que je ne rencontrerais aucun obstacle. J’étais arrivé le soir à une heure ; je repartis le lendemain matin, 18 janvier, pour Sankea, chef-lieu d’une petite province également cambodgienne, que l’on m’indiquait comme le point de bifurcation de la route dont un bras se dirige au sud vers Angcor, et l’autre à l’ouest vers Bankok. Je franchis successivement sur des ponts en bois, praticables pour les chars, le Samlan et le Rampouc affluents du Se Moun. Ces ponts, bien établis, ne laissent pas que de surprendre. Les travaux de ce genre sont rares au Laos. Ceux-ci attestaient, et les nécessités d’une circulation commerciale devenue plus active, et peut-être aussi les bonnes traditions que conservent, en fait de viabilité, les descendants de ces Khmers dont nous avions admiré les routes et les ponts de pierre. La rencontre des ruines d’une tour en briques de

  1. Nom annamite d’un arbre de la famille des Diptérocarpées, genre Hopea, dont le bois est très-recherché pour la construction des ponts et des barques. Son nom cambodgien est Koki et son nom laotien Takien.
  2. Sorte de cotonnier arborescent de la famille des Sterculiacées, genre Bombax. Son nom cambodgien est Roca ; son nom laotien Nhieou.
  3. Arbre d’un bon usage comme bois d’ébénisterie et de construction. Il appartient au genre Shorea des Diptérocarpées. Les Cambodgiens l’appellent Ptioc.
  4. Nom annamite, Thông ; nom cambodgien ; Sràl ; nom laotien, Sôu.