Page:Louis Delaporte - Voyage d'exploration en Indo-Chine, tome 1.djvu/237

Cette page a été validée par deux contributeurs.

manœuvrées à la pagaie par plus de soixante hommes, portaient chacune les couleurs d’un village ou d’une pagode. Des bouffons, la tête abritée derrière un masque grimaçant, se démenaient avec rage au milieu des rameurs dont ils excitaient l’ardeur par leurs chants et leurs propos souvent lascifs. L’équipage leur répondait par des cris poussés en cadence ; les nombreuses pagaies frappaient l’eau avec une précision merveilleuse, et la barque semblait disparaître sous l’écume soulevée autour d’elle. Les rameurs khas se faisaient surtout remarquer par la simplicité de leur costume : un morceau de toile, attaché par un fil autour de la ceinture, était le seul et presque invisible ornement de ces corps bronzés qui paraissaient émerger du fleuve, tant la pirogue qui les portait était rase sur l’eau.

Le lendemain, notre campement ne désemplit pas de visiteurs. Soit curiosité, soit politique du roi, tous les mandarins, tous les chefs de tribus sauvages accourus pour la solennité, vinrent saluer M. de Lagrée et furent pour lui une occasion nouvelle de renseignements et d’études. Le 28, cette brillante série de fêtes se termina par une illumination du fleuve et un nouveau feu d’artifice. De grandes carcasses en bambou, dessinant des objets divers et chargées de feux de couleur, furent lancées au courant sur des radeaux. Sur tous les points du fleuve, on voyait de fantastiques lueurs répercutées dans l’onde. Parfois le feu gagnait la carcasse elle-même et tout s’abîmait dans un embrasement général. La science de nos artificiers et de nos machinistes saurait produire de plus grands effets avec ce genre d’illumination, mais elle ne dispose jamais d’un fleuve et d’une nuit pareils[1].

Plus de six semaines s’étaient écoulées depuis notre arrivée à Bassac. La saison sèche était complètement établie et nous invitait à reprendre notre voyage. Chaque jour perdu pouvait prolonger notre voyage d’une année entière en nous forçant à passer au Laos une nouvelle saison des pluies. D’un autre côté, nous n’avions aucune nouvelle du courrier de Saïgon que nous devions recevoir, on se le rappelle, avant de continuer notre route. J’avais à compléter bien des études hydrographiques dans le bas du fleuve. L’interprète cambodgien, Alexis Om, qui ne s’était engagé à nous suivre que jusqu’à Bassac, désirait vivement retourner au Cambodge. M. de Lagrée se décida donc à m’envoyer avec cet interprète à la rencontre du courrier attendu. Il ne mettait pas en doute que je ne trouvasse ce courrier déjà arrivé ou sur le point d’arriver à Stung Treng, et il me donna pour instruction de ne dépasser ce dernier point qu’autant que je jugerais qu’il y aurait un grand intérêt géographique à le faire. Après avoir reçu le courrier, je devais en accuser réception par lettre au gouverneur de la colonie, confier cette lettre et le courrier de l’expédition à l’interprète Alexis, lui faire continuer sa route sur Pnom Penh, et revenir moi-même le plus promptement possible à Bassac.

Pour utiliser le temps passé à attendre mon retour, M. de Lagrée avait résolu de continuer l’exploration du cours du Se Don que j’avais commencée, de contourner ainsi par le nord le massif volcanique de la rive gauche du fleuve et de revenir à Bassac par le sud de ce massif, après avoir visité à l’est le Muong d’Attopeu. Il emmenait dans cette excursion

  1. Voy. Atlas, 2e partie, pl. XV et XVI.