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la main sur mon revolver, de suivre la route que j’indiquais. Ils obéirent. Un instant après nous nous engagions entre la rive droite et la série des îles longues dont j’ai parlé. Là, le courant atteignait une vitesse irrésistible de 6 à 7 milles à l’heure, et il était trop tard pour retourner en arrière. Si je n’avais été préoccupé par l’examen de la partie du fleuve que j’avais sous les yeux, l’air de comique angoisse de mes deux rameurs m’eût fait rire. Je voyais de reste, à leur contenance, que s’il y avait danger à franchir ce terrible passage, il n’y avait pas mort certaine, et je m’aperçus avec plaisir qu’ils prenaient toutes leurs dispositions pour manœuvrer la pirogue avec énergie et promptitude. La menace de nous emparer des pagayes avait fait son effet ; ils préféraient se confier à leur habileté et à leur connaissance des lieux pour se sauver eux-mêmes que de remettre leurs destinées à l’audace ignorante d’un Européen.

Je vis bientôt ce qui formait le rapide. Après avoir longtemps couru presque exactement nord et sud, la rive droite du fleuve s’infléchit brusquement à l’est et vient présenter à l’eau une barrière perpendiculaire. En amont, sur l’autre rive, une pointe avancée renvoie dans ce coude toutes les eaux du fleuve qui la frappent et s’y réfléchissent, de sorte que leur masse entière vient s’engouffrer avec la rapidité et le bruit du tonnerre dans les quatre ou cinq canaux que forment les îles à base de grès qui se profilent le long de la rive droite. Irritées de la barrière soudaine qu’elles rencontrent, les ondes boueuses attaquent la berge avec furie, l’escaladent, entrent dans la forêt, écument autour de chaque arbre, de chaque roche et ne laissent debout dans leur course furieuse que les plus grands arbres et les plus lourdes masses de pierre. Les débris s’amoncellent sur leur passage ; la berge est nivelée, et, s’élevant au milieu d’une vaste mer d’une blancheur éclatante, pleine de tourbillons et d’épaves, quelques géants de la forêt, quelques roches noirâtres résistent encore, pendant que de hautes colonnes d’écume s’élèvent et retombent sans cesse sur leurs cimes.

C’était là que nous arrivions avec la rapidité de la flèche. Il était de la plus haute importance de ne pas être entraînés par les eaux dans la forêt, où nous nous serions brisés en mille pièces, et de contourner la pointe en suivant la partie la plus profonde du chenal. Nous y réussîmes en partie. Ce ne fut d’ailleurs pour moi qu’une vision, qu’un éclair. Le bruit était étourdissant, le spectacle fascinait le regard. Ces masses d’eau, tordues dans tous les sens, courant avec une vitesse que je ne puis estimer à moins de 10 ou 11 milles à l’heure et entraînant au milieu des roches et des arbres notre légère barque perdue et tournoyante dans leur écume, auraient donné le vertige à l’œil le moins troublé. Renaud eut le sang-froid et l’adresse de jeter, à mon signal, un coup de sonde qui accusa 10 mètres ; ce fut tout. Un instant après, nous frôlions un tronc d’arbre le long duquel l’eau rejaillissait à plusieurs mètres de hauteur. Mes bateliers, courbés sur leurs pagaies, pâles de frayeur, mais conservant un coup d’œil prompt et juste, réussirent à ne point s’y briser. Peu à peu la vitesse vertigineuse du courant diminua : nous entrâmes en eau plus calme ; la rive se dessina de nouveau ; mes bateliers essuyèrent la sueur qui ruisselait de leurs fronts. Nous accostâmes pour les laisser se reposer de leur émotion et des violents efforts qu’ils avaient dû faire. Je remontai à pied le long de la berge pour essayer de