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le flanc desquels on avait commencé à creuser des pirogues ; de forts coins en bois, enfoncés de distance en distance, maintenaient entr’ouverte la plaie béante pratiquée à coups de hache dans le cœur de l’arbre et allaient servir à l’élargir démesurément. Les bûcherons avaient déjà abandonné leur travail ; mais nous trouvâmes les restes d’un feu que nous attisâmes, et autour desquels nous amoncelâmes de nouveau combustible pour la nuit. Non loin de là s’élevait une petite case, perchée sur quatre hauts piquets à plus de trois mètres au-dessus du sol ; une grossière échelle y conduisait. Cette espèce d’observatoire ou de mirador que l’on trouve dans toutes les parties de forêt exploitées, et qui sert d’abri et de lieu de veille contre les bêtes féroces, fut transformé en dortoir. Bercé par les oscillations que le vent imprimait parfois à notre domicile, et par le concert des mille bruits dont résonnait l’atmosphère de la forêt, je m’endormis bien vite, en compagnie de Renaud et de l’un de mes bateliers ; l’autre s’était allongé dans la petite pirogue qu’il remplissait tout entière, pour veiller pendant la nuit à la sécurité de notre unique véhicule.

À 6 heures du matin, nous nous remîmes en route. Le bras étroit que nous avions suivi la veille s’élargissait brusquement jusqu’à atteindre un kilomètre et demi ; en même temps le courant s’accélérait. La profondeur du fleuve, que j’avais trouvée supérieure à 30 mètres au départ de Stung Treng, n’était plus ici que de 15 mètres. Sur notre gauche était la grande île de Prea, qui masquait l’autre rive. Nous n’aperçûmes celle-ci qu’après avoir dépassé la pointe sud de l’île, et j’estime qu’en ce point la largeur du bras unique que forme le Cambodge atteint 5 kilomètres ; puis le fleuve se couvrit de nouveau d’îles de toutes dimensions, et le bruit lointain du rapide de Preatapang arriva à nos oreilles. La rive droite s’infléchissait légèrement vers l’ouest, et dans ce léger renflement venaient se placer une série d’îles longues, effilées comme des navires et dont les formes aiguës divisaient sans effort le courant devenu de plus en plus rapide. Mes bateliers voulurent à ce moment prendre le large et essayer de traverser le fleuve pour rejoindre la rive gauche ; mais je m’opposai à leur dessein et je leur manifestai mon intention de suivre de très-près la rive droite, qui me paraissait, d’après la configuration générale du fleuve, devoir offrir en cet endroit la profondeur la plus grande. Mon désir fut accueilli par les dénégations les plus énergiques. Il y avait, dirent-ils, folie à tenter ce passage ; l’eau bouillonnait, le courant était de foudre, la barque y serait infailliblement submergée. Je leur objectai qu’ils s’étaient engagés à me conduire au passage même de Preatapang, que c’était dans ce but précis qu’ils avaient été engagés à Stung Treng et qu’ils avaient reçu une rémunération exceptionnelle, qu’à ce moment ils n’avaient point considéré la chose comme impossible et que je pouvais juger moi-même qu’elle ne l’était pas avec une barque aussi légère et aussi facilement manœuvrable. Enfin je leur promis de doubler le prix convenu. Après s’être consultés un instant, ils m’assurèrent qu’ils me feraient voir Préatapang, mais ils continuèrent à s’éloigner de la côte. Je m’aperçus bien vite que leur intention était de passer au milieu du fleuve en laissant le rapide et l’île même de ce nom sur notre droite. Bien décidé à ne pas échouer comme la première fois dans la reconnaissance de ce fameux passage, j’ordonnai à Renaud de faire mine de s’emparer de la pagaie de l’arrière, en même temps que je signifiai de nouveau aux bateliers,