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tiennes. Le 21 au matin, nous apercevions le large confluent du Se Cong ou rivière d’Attopeu et nous doublions la pointe de Stung Treng ou Sieng Treng, chef-lieu de province situé sur la rive gauche de cette rivière, à peu de distance de son embouchure. Nous allions rencontrer là le premier fonctionnaire dépendant de Siam avec qui nous devions entrer en rapports.

Dès les premiers pourparlers, ce gouverneur, qui était Laotien, se montra d’une froideur et d’une défiance qui nous firent fort mal augurer de nos relations futures avec les autorités siamoises. Nous devions congédier à Stung Treng nos barques et nos équipages cambodgiens, qui ne pouvaient s’éloigner davantage de leur point de départ, réunir d’autres moyens de transport, compléter la reconnaissance hydrographique de la partie du fleuve parcourue jusque-là. Tout cela demandait du temps et le concours des habitants du pays. Il importait donc de rompre la glace qui, dès le début du voyage, menaçait de compromettre la bonne entente si nécessaire à la réussite, sans cependant se départir de la dignité nécessaire au prestige du pavillon et aux intérêts que nous voulions servir. Après avoir fait une première visite au gouverneur pour lui demander un abri et des vivres pour l’expédition, M. de Lagrée, ne voyant pas se réaliser les promesses faites, me renvoya au Muong (c’est au Laos le nom de la résidence des gouverneurs de province et le titre des gouverneurs eux-mêmes) pour renouveler ses demandes et manifester tout son mécontentement. Il y avait plus de timidité et de crainte que de mauvais vouloir dans la conduite du pauvre fonctionnaire. Après quelques pourparlers, il finit par avouer franchement que le pays était très-indisposé contre les Français, parce que la récente visite d’un négociant de cette nation, le sieur Lef…, avait donné la plus mauvaise opinion de leur manière de faire ; que, par cette raison, il serait difficile de se procurer des vivres et des moyens de transport, tant cet étranger avait usé de violence et de mauvaise foi dans les relations qu’il avait essayé de nouer avec les indigènes ; enfin, que nos armes et notre nombre, relativement considérable, n’étaient point de nature à rassurer des populations naturellement douces et craintives. Le commandant de Lagrée promit d’examiner ces plaintes[1], assura que la conduite des hommes de l’expédition serait de nature à dissiper toutes les préventions des Laotiens, obtint à son tour l’assurance du gouverneur que celui-ci ne se croyait en aucune façon le droit d’entraver la marche de la mission française, et, cette assurance reçue, exhiba les passe-ports de Siam. Il fit sentir en même temps que si l’on continuait à montrer devant ses justes demandes la même inertie, le même manque d’empressement, il s’établirait lui-même à Stung Treng sans le consentement de qui que ce fût et en référerait au gouverneur de la Cochinchine française.

Ce mélange de douceur et de fermeté, qui était le fond du caractère de M. de Lagrée, et à l’aide duquel il est parvenu dans la suite à vaincre tant d’obstacles, réussit parfaitement. Le gouverneur vint peu après lui rendre sa visite en personne et s’excuser de sa conduite en alléguant son ignorance des usages. Ses cadeaux, qui avaient été d’abord re-

  1. Elles ne se trouvèrent que trop justifiées, et le commandant de Lagrée écrivit au gouverneur de la colonie pour demander que le passe-port siamois qui avait été délivré à ce commerçant lui fût immédiatement retiré.