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sur le fleuve en bateau à vapeur. Le commandant de Lagrée eût désiré que M. Espagnat essayât de remonter un peu plus haut avec sa canonnière, afin que je pusse me rendre compte de l’aspect que présentaient ces rapides et des chances de passage qu’ils pouvaient offrir à cette époque de l’année à un navire à vapeur de faibles dimensions. Mais l’état des chaudières et de la coque de la canonnière 27, qui avait été montée à Tchefou, en 1860, dès le début de la guerre de Chine, rendait cette expérience assez dangereuse, et le commandant de Lagrée se rendit aux observations que M. Espagnat lui fit à ce sujet. Nous nous empressâmes de clore notre dernier courrier pour Saïgon et pour la France, et, le 11 juillet, la canonnière 27 partit pour la Cochinchine, nous laissant définitivement livrés à nos propres ressources. L’un des membres de la Commission, M. le docteur Thorel, était à ce moment atteint d’une dyssenterie qui avait fait songer un instant au chef de l’expédition à le renvoyer à Saïgon. Mais l’énergie du malade le soutint, et quelques jours après un mieux sensible se prononçait dans son état.

Le commandant de Lagrée s’était informé avec soin des mouvements de Pou Kombo, et il avait appris que ce rebelle avait fait, à la tête de quatre cents hommes, une tentative pour s’établir dans une forteresse ruinée, ancienne résidence des rois de Cambodge, située à peu de distance de la rive gauche du fleuve, mais qu’il avait été battu et refoulé du côté de Tay-ninh par le mandarin de Thbong Khmom. De ce côté, il ne semblait donc pas qu’il pût y avoir des inquiétudes à concevoir sur nos communications à venir. Nous n’avions plus pour le moment qu’à nous préoccuper de l’organisation de notre navigation future, et nous dûmes y employer quatre ou cinq journées. Les huit barques mises à notre disposition nécessitaient une installation toute particulière pour être à même de remonter les forts courants du fleuve. Dans toute la vallée du Mékong, ces barques sont de simples troncs d’arbres creusés, d’une longueur variant entre 10 et 18 mètres. Pour les rendre manœuvrables, on applique tout autour un soufflage en bambou assez large pour qu’un homme puisse y circuler facilement. Ce soufflage forme à l’avant et à l’arrière deux plates-formes qui prolongent et élargissent les extrémités de la pirogue, et dont l’une sert à l’installation du gouvernail. La partie creuse de la barque est recouverte d’un toit semi-circulaire, dont la carcasse est faite en bambou et dont les intervalles sont remplis par des nattes ou par des feuilles[1].

Pendant que nos bateliers cambodgiens travaillaient activement à revêtir chaque barque de cette sorte d’armature, nous achevions de disposer le matériel de l’expédition et de prendre toutes les précautions nécessaires pour le garantir autant que possible de toute avarie. Le travail devenait d’ailleurs la seule distraction possible au milieu de l’isolement complet où nous nous trouvions.

Cratieh est un petit village de quatre à cinq cents âmes, où n’apparaît aucune espèce de mouvement commercial. Les cases, proprement construites, se disséminent sur une grande longueur le long de la rive, s’entourant de quelques arbres fruitiers et de quelques jardins. Derrière l’étroite bande qu’elles occupent au sommet de la berge du fleuve,

  1. Voy. le plan détaillé d’une de ces embarcations. Atlas, 1re  partie, pl. XXII.