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gendaire, que l’histoire chinoise ne se donne pas la peine de désigner autrement, probablement parce que ce personnage était trop connu pour qu’il fût nécessaire de dire s’il était prince ou moine.

L’architecture d’Angcor Wat paraît mieux convenir à un sanctuaire ou à un tombeau qu’à toute autre destination. La tour centrale est évidemment le trait dominant de l’édifice, et rien ne s’y prête aux exigences de l’habitation. L’exception remarquable qui fait tourner à l’ouest les façades principales d’Athvea et d’Angcor Wat, alors que tous les autres monuments khmers font face à l’est, semble coïncider avec l’arrivée d’un nouveau culte venu du couchant. D’un autre côté, Angcor Wat est un édifice trop considérable pour ne pas avoir exigé le concours de plusieurs générations ; peut-être ses fondements furent-ils jetés au sixième siècle, et sa première destination était-elle en effet une résidence royale. Peut-être, comme Méléa, devait-il être construit dans le système des galeries, et le système des terrasses n’a-t-il été adopté qu’en cours de construction, pour mettre mieux en évidence le sanctuaire ou le tombeau que l’édifice dut contenir. Peut-être enfin, pour expliquer le silence gardé sur sa destination religieuse par un historien aussi exact et aussi précis que l’écrivain chinois du treizième siècle, peut-on admettre qu’Angcor Wat était à la fois un sanctuaire et un tombeau, et que, dans l’esprit des populations, très-attachées aux souvenirs légués par leurs ancêtres, ce dernier caractère l’emportait alors sur le caractère sacré.

Dans tous les cas, il faut mentionner ici la version qui fait apporter pour la première fois les grands poëmes épiques de l’Inde, au Cambodge, vers l’année 611, par des brahmanes. Ils traduisirent en cambodgien la grammaire de Kaccayana, le Ramayana (Reamke) et le Mahabharata. Or, ce sont ces poëmes qui ont fourni le sujet des bas-reliefs d’Angcor.

Il convient enfin de rappeler qu’il y a plus au nord, et principalement dans le voisinage de Souren (Cambodge siamois), d’immenses constructions khmers, que les indigènes comparent à Angcor Wat et qui n’ont point encore été visitées. Le même nom peut avoir été donné à deux édifices différents[1]. Mais, comme nous allons le voir, les historiens chinois

  1. Je ne me dissimule pas le peu de valeur de toutes ces hypothèses. La traduction du livre de Prea-Ket Méléa et le déchiffrement complet des inscriptions cambodgiennes, pourront seuls jeter quelque lumière sur toutes ces contradictions. On voit que je ne donne pas ici de place à l’opinion de M. Fergusson, qui fait d’Angcor Wat un temple entièrement consacré au culte du serpent. Cette opinion, que j’avais d’abord adoptée, me paraît aujourd’hui, devant les témoignages écrits des Cambodgiens eux-mêmes, devoir être abandonnée. Je ferai remarquer d’ailleurs que si le dragon à tête multiple joue un grand rôle dans l’édifice, si on le trouve répété à chaque corniche, à chaque fronton, sur les chaussées, au faîte des toitures, ce n’est partout qu’un simple motif décoratif, dont les constructeurs ont tiré un parti admirable, qui est sans doute le souvenir d’un culte disparu, mais qui, nulle part, ne semble désigné à l’adoration des fidèles. Dans les sculptures de l’intérieur de l’édifice, ne figurent en aucun endroit le roi et le peuple des Nagas qui, dans le monument d’Amravati, jouent un si grand rôle et tiennent une place presque égale à celle de Bouddha. Enfin, les pièces d’eau si multipliées au Cambodge, qui paraissent à M. Fergusson procéder de la même idée religieuse, ne sont qu’une nécessité locale, signalée comme on l’a vu par les écrivains chinois, quand ils disent que plusieurs familles se réunissent pour creuser une mare, afin d’assurer leur provision d’eau pendant la saison sèche (Cf. Fergusson, Tree and serpent’s Worship, p. 46, et Description of the Amravati tope J. R. A. S., 1866, p. 156). Quand l’éminent indianiste que je cite a émis l’opinion que je contredis, il n’avait qu’une connaissance impar-