Page:Louis Delaporte - Voyage d'exploration en Indo-Chine, tome 1.djvu/140

Cette page a été validée par deux contributeurs.

de la ville d’Angcor et former la souche de cette génération d’artistes à laquelle le Cambodge doit ses admirables monuments, peut-être enfin, le culte brahmanique[1] qui vint se mélanger aux cultes existant déjà de Bouddha et du serpent.

Le sanctuaire du mont Crôm (Voy. p. 41) près duquel on retrouve une belle statue de Brahma et dont les trois tours étaient peut-être consacrées à chacun des membres de la triade hindoue, les murailles d’Angcor Thom, que domine également l’image de Brahma[2], le Baion, le monument du mont Bakheng, datent peut-être de cette époque reculée ou du moins de la période comprise entre le premier et le cinquième siècle, moment où on ne peut plus contester la prédominance du bouddhisme au Cambodge.

La domination au Cambodge d’un souverain d’origine indienne, trouverait une confirmation assez remarquable dans les traditions javanaises, qui rapportent à la même époque l’arrivée à Java d’Aji Saka ou Tritresta, qui est le plus ancien personnage légendaire de l’histoire de l’île. Tritresta, fils de Jala Prasi, et petit-fils de Brahma, est chassé de son pays, comme Prea Thong, pour une offense à Sang yang Guru, et envoyé comme roi à Java. Il avait épousé Bramani Kali, princesse du Kamboja. Il s’établit à Giling Wesi avec 800 familles indiennes. Dans la plupart des récits, le lieu d’origine d’Aji Saka est Astina ou le Guzarat. Dans d’autres traditions, les premiers colons de Java furent envoyés par le prince de Rom ; mais ils périrent presque tous. Dans ces dernières traditions, Aji Saka ne fait son apparition dans l’île qu’en l’an 1000[3]. La même ère (+78) est employée au Cambodge et à Java, D’après Albirouny et Hiouen Thsang, elle aurait pour origine la mort de Saca, prince étranger qui dominait dans l’ouest de l’Inde et courbait les populations sous un joug de fer[4]. Vicramaditya le vainquit, le tua, s’empara de Peichaver et abattit le despotisme des princes turks de la vallée de Caboul. L’adoption de cette ère se relierait donc d’une manière assez frappante aux événements qui auraient déterminé l’émigration de Prea Thong.

Il y a une telle analogie entre le récit cambodgien et le récit javanais, qu’on se demande si l’une des deux nations ne l’a pas emprunté à l’autre, ou s’il ne faut pas en chercher la cause dans une ancienne réunion des deux pays sous la même domination. Parmi les successeurs de Prea Thong se trouva en effet, comme nous allons le voir en continuant le dépouillement des annales chinoises, un conquérant dont la puissance s’est certainement étendue sur une partie de l’archipel d’Asie :

« Ye-lieou, disent ces annales (lib. cit.), donna à Houen-tien un fils qui fut établi roi

  1. Le brahmanisme et le bouddhisme se balançaient à peu près à cette époque dans le nord-ouest de l’Inde. Le bouddhisme ne devint prépondérant dans la vallée de Caboul que vers le quatrième ou le cinquième siècle. Vicramaditya, vainqueur de Saca, dont il va être parlé, n’était pas un prince bouddhiste. Si j’admets, d’ailleurs, la possibilité de l’introduction du culte brahmanique au Cambodge, c’est moins en raison des statues de Brahma et des autres dieux du panthéon hindou que l’on retrouve dans les anciens monuments du Cambodge, et auxquels les bouddhistes décernent également un culte, qu’à cause de l’existence bien constatée de cette religion à Java et à Sumatra, dont j’ai indiqué les nombreuses relations avec le Cambodge.
  2. Voyez Atlas, 2e partie, pl. VIII, le dessin d’une des portes d’Angcor Thom.
  3. Voy. St. Raffles, op. cit., t. II, p. 69-73.
  4. Reinaud, Mémoire géographique, etc., sur l’Inde, p. 79. Son interprétation des textes sur lesquels il appuie cette opinion, a été depuis sérieusement contestée.