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souvent agité de l’origine des races humaines et de leurs traditions diverses ou communes, les résultats complexes de leurs alliances et de leurs luttes. J’espère donc que les quelques faits et les quelques documents nouveaux que j’ai réunis sur le royaume de Khmer pourront offrir quelque intérêt. Ce sont les matériaux d’une histoire, ce n’est pas cette histoire elle-même que j’ai essayé de donner ici. Il ne sera possible de l’écrire que lorsqu’on aura traduit un plus grand nombre de documents indigènes, non-seulement au Cambodge, mais encore au Laos et au Tong-king, et surtout quand l’épigraphie des monuments khmers aura livré tous ses secrets.


§ 1. — Traditions indigènes.


Si les traditions, la langue, l’écriture des Cambodgiens actuels révèlent entre eux et les constructeurs d’Angcor les plus étroites affinités, d’autres indices semblent prouver qu’ils diffèrent profondément de ceux dont ils sont les descendants historiques, soit qu’il y ait eu retour à une race primitive, momentanément modifiée par des infusions de sang étranger, soit qu’un élément conquérant ait disparu, après avoir apporté aux indigènes une civilisation qui a péri entre leurs mains, soit enfin que de nombreuses et successives alliances aient fait dégénérer, intellectuellement au moins, la race puissante des Khmers.

Les premières mentions que l’on trouve du Cambodge dans les historiens européens semblent y distinguer deux races principales ; Barros, le plus ancien et le plus consciencieux des écrivains portugais, distingue les Khomen des Cambodgiens et, en énumérant les royaumes à l’est de Siam, cite ceux de Camboja et de Como. Kaomen et Khom sont les noms sous lesquels les Annamites et les Siamois désignent les Cambodgiens et qui est évidemment dérivé de Khmer, nom que ceux-ci se donnent à eux-mêmes. Quelques auteurs ont assimilé les Khomen aux sauvages Gueos dont parle l’historien portugais. Un demi-siècle après lui, Christoval de Jaque décrit les Cambodgiens comme un peuple de couleur foncée, mais les femmes nobles sont blanches et belles[1]. Aujourd’hui encore il existe, en outre des Cambodgiens proprement dits, un grand nombre de tribus sauvages habitant le territoire de l’ancien empire khmer et qui ont joué certainement un rôle important dans son histoire. Parmi ces tribus, il en est une, celle des Kouys, que les Cambodgiens appellent les Khmer dom, c’est-à-dire les anciens Khmers[2].

On connaît la tradition rapportée pour la première fois par Diogo de Couto, et d’après laquelle tout le Sud de la péninsule indo-chinoise, Pegou, Tenasserim, Cam-

  1. Cette indication d’individus de race blanche égarés au milieu des populations du Sud de l’Indo-Chine, est répétée dans un grand nombre de récits. La plus curieuse et la plus ancienne, qui est, je crois, inédite, est celle que l’on trouve dans les historiens des Thang ; ils mentionnent l’envoi à l’empereur Tai-thsoung par le roi du Fou-nan, de deux hommes blancs qui avaient été pris dans l’ouest du royaume au milieu de montagnes élevées (Pien y tien, k. 97, fos 17-18).
  2. Les Siamois, à qui sont soumis aujourd’hui une partie des Kouys du Cambodge, ne les considèrent pas non plus comme des sauvages, et j’ai trouvé un Kouy installé comme gouverneur à Sankea, chef-lieu de l’une des provinces cambodgiennes passées aujourd’hui sous la domination de Siam.