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lui parle pas, je ne lui reconnais pas le droit de me juger. Je veux rester pour lui à jamais un inconnu, un sanctuaire clos pour les Gentils. Je veux l’ignorer.

Oh ! quel rêve ! vivre pour écrire. Écrire sans cesse, penser, voir, aimer, en vue de l’éclosion lyrique. Écarter de la vie tout ce qui ne tend pas éperdument vers l’idéal, et devenir soi-même la personnification vivante de cette aspiration au Beau. Faire des œuvres inouïes, irrêvées, dont la lecture éveille dans le cerveau la même exaltation qui les a fait naître ; mais les garder toutes pour soi seul. Être le plus grand poète de son temps, sans avoir jamais, à qui que ce soit, montré un vers ; rester pour le monde un galant homme à vue étroite, et, enfermé dans son cabinet, accoucher des chefs-d’œuvre. Mais brûler tout avant de mourir avec la satisfaction de se dire que l’Œuvre sera restée vierge, qu’on aura été seul à la connaître comme on a été seul à la créer, et qu’on a condensé en soi-même la joie la plus grande qu’un cœur humain ait éprouvée, d’autant plus importante qu’elle aura été impartagée. Et peut-être n’est-ce pas un rêve. Peut-être un homme s’est-il rencontré, assez dédaigneux du monde pour lui refuser des chefs-d’œuvre. Écrire pour soi seul ! Voilà la sagesse. Pourquoi faut-il que je n’en aie pas le courage ! — Ah ! parce que je doute de moi, et parce qu’il faut demander — ô insensé ! — le