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conserve après la mort les faiblesses qui ont fait sa vie : tu n’as plus, certes, tu n’as plus le préjugé vulgaire qu’on appelle le sentiment de la famille ; je ne suis plus pour toi qu’un être parmi les êtres, et ta vue éternelle que le Temps et l’Espace n’abaissent pas, obscurcie, embrasse d’un coup d’œil souverain les générations humaines, au milieu desquelles je suis un point perdu.

Tu as dépouillé avec la vie tout ce qui, en toi, était mon père ; c’est donc bien à une ombre que je parle ; autant vaudrait parler à Dieu. Pourtant, laisse-moi croire que tu m’écoutes et que tu es là ; souviens-toi du jour où, seul dans la chambre avec ton cadavre allongé sous les draps, je me suis agenouillé auprès de ton lit, secoué de sanglots convulsifs, la bouche errant sur ta main roide et bégayant des mots sans suite, et où j’ai enfin soulevé de mes pouces les paupières figées, pour demander à ton regard l’absolution in extremis. Aujourd’hui comme alors j’ai besoin de croire que tu m’entends, car il faut que je te dise que je ne suis pas ce que l’on pense.

— Père, j’ai fait deux parts dans ma vie, pour la plus grande pureté de mon être. J’ai délivré l’Âme dès sa jeunesse, et elle plane. Le Corps, ai-je pensé, ne vaut pas la peine qu’on cherche à le sauver ; pourquoi donner à l’âme un but inférieur à elle-même ? pourquoi la souiller toute la vie dans une lutte honteuse et stérile, où elle s’épuise