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à son goût personnel et à celui de son temps. Modeleur, il ne prenait pas toujours la peine de faire poser devant lui des figurines vivantes ; il revoyait le sujet déjà traité, le corrigeait à son plaisir et en faisait une chose nouvelle. Écrivain, il ne pensa pas qu’en laissant les arts pour le style son esprit dût se retenir à des scrupules particuliers.

Son livre, son meilleur livre, celui-ci, nous présente en quinze scènes trente personnages. Ce sont gens du même monde, un monde mêlé si l’on veut mais cependant assez spécial pour qu’on puisse s’attendre à trouver quelque similitude entre les éléments qui le composent. Or, il n’en est rien. Ces hommes et ces femmes sont des types circonscrits en quelques lignes, des caractères dont pas un n’empiète sur le suivant, des voix qui cessent de parler aussitôt qu’on les connaît, et l’ensemble nous offre un tableau complet, complet en quinze pages, de la vie nocturne à Athènes.

Je ne crois pas qu’il y ait en littérature un autre exemple de cette concision ni de cette variété.

Et l’admirable c’est que le lecteur reconnaît, après deux mille années, et dans un monde si lointain, tous les personnages de ces dialogues, sans en excepter le moindre. Rosalindre et Orgon portent encore la marque du temps qui les a vus naître. Ici rien n’a vieilli : les femmes sont de Forain, les hommes sont de Gyp, ils nous ont parlé, sinon dans la vie courante au moins entre les pages des livres les plus récents — et les plus exacts (paraît-il). Nous retrouvons ici Pauline Cardinal, Olympia, Mme Tellier, Satin, Jenny Cadine et Fanny Legrand. Qu’elles aient aujourd’hui les mêmes occupations, les mêmes fêtes et les mêmes larmes que jadis, cela va de soi, mais le parallèle atteint souvent les analogies les plus singulières… Les romanciers actuels que l’antiquité préoccupe et qui entreprennent de donner à leurs récits « un caractère vraiment grec », pourraient tout aussi bien s’inspirer de Lucien pour donner à d’autres études « un caractère vraiment français ».