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ensuite parce que les moines chrétiens qui nous ont conservé (qui ont surtout détruit) les trésors de la littérature antique, ont mis au feu presque tous les traités célèbres composés par les Grecs sur leurs hétaïres. Aphrodite, pour les moines, était le diable en personne. Depuis les origines jusqu’au seizième siècle, Satan fut représenté, comme Vénus, sous la forme d’une femme nue, portant la tête du bouc, son animal sacré. Les cénobites qui recopiaient l’histoire des courtisanes se faisaient donc les historiographes de l’enfer et de ses ministres. Il ne faut pas s’étonner s’il ne s’en est trouvé que deux ou trois pour s’y résoudre.

Néanmoins, nous en savons assez pour nous figurer l’ensemble, sinon les détails, de ce colossal monastère amoureux. Les dix mille femmes qui couchaient là étaient des ex-voto vivants donnés par les fidèles en reconnaissance d’une grâce accordée. Une fille esclave coûtait cher surtout quand on la choisissait digne d’être offerte à la déesse de la beauté ; il la fallait âgée de douze à quinze ans, parfaitement belle de corps aussi bien que de visage. De pareils ex-voto n’étaient pas à la portée de toutes les bourses ; et pourtant on voyait des citoyens promettre deux ou trois ou parfois dix hiérodules au temple en échange d’une faveur céleste. Un athlète ambitieux, Xénophon de Corinthe, promit un jour à l’Aphrodite de lui offrir cent courtisanes s’il était vainqueur à la course et à la lutte des cinq arts gymnastiques. Aphrodite l’entendit, il n’en douta pas, puisqu’il eut partout la victoire, et il paya sa joie de toute sa fortune.

Ces filles n’étaient pas précisément des prêtresses, puisqu’elles ne sacrifiaient pas d’autres victimes qu’elles-mêmes ; et de tels sacrifices n’ensanglantaient qu’une fois l’autel de leur couche ; mais leur fonction était sacrée. On attribuait à leur intercession l’influence la plus directe sur la déesse maîtresse des dieux et des hommes, et par conséquent sur les destinées. Les Grecs ne croyaient pas que les