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LE ROMAN D’UN ENFANT

nous devînmes les maîtres absolus ; personne n’y contrôlait nos entreprises, même les plus saugrenues. Dans ce village en pleine campagne, où nos familles étaient si respectées par les paysans d’alentour, on jugeait qu’il n’y avait aucun inconvénient à nous laisser errer à l’aventure. Nous partions donc tous les quatre dès le matin, pour des expéditions mystérieuses, pour des dînettes dans les vignes éloignées ou des chasses aux papillons introuvables ; enrôlant même quelquefois des petits paysans quelconques, toujours prêts à nous suivre avec soumission. Et, après la surveillance de tous les instants à laquelle j’avais été habitué jusque-là, une liberté pareille devenait un changement délicieux. Une vie toute nouvelle d’indépendance et de grand air commençait pour moi dans ces montagnes ; mais je pourrais presque dire que c’était la continuation de ma solitude, car j’étais l’aîné de ces enfants qui partageaient mes jeux très fantasques, et il y avait des abîmes entre nous dans le domaine des conceptions intellectuelles, du rêve…

J’étais d’ailleurs le chef incontesté de la troupe ; la Titi seule avait quelques révoltes tout de suite apaisées ; gentiment ils ne songeaient tous qu’à me faire plaisir, et cela m’allait, de dominer ainsi.

C’est la première petite bande que j’aie menée.