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un faux air d’Europe, avec je ne sais quoi d’encore sauvage.

En passant, nous voyions ces longues rues droites, immenses, s’ouvrir l’une après l’autre sur ce ciel qui blanchissait. À cette heure indécise où la nuit allait finir, plus une lumière, plus un bruit ; de loin en loin, quelque rôdeur sans gîte, à l’allure hésitante ; le long de la mer, des tavernes dangereuses, grandes bâtisses en planches, sentant les épices et l’alcool, mais fermées et noires comme des tombeaux.

Nous nous arrêtâmes devant une qui s’appelait la taverne de la Independancia.

Une chanson espagnole venant de l’intérieur, comme étouffée ; une porte entre-bâillée sur la rue ; deux hommes dehors, se donnant des coups de couteau ; une femme ivre, qu’on entendait vomir le long du mur. Sur le quai, des monceaux de peaux de bœufs des pampas fraîchement écorchés, infectant l’air pur et délicieux d’une odeur de venaison…

Un convoi singulier sortit de cette taverne : quatre hommes en emportant un autre, qui devait être très ivre, sans connaissance. Ils se hâtaient vers les navires, comme ayant peur de nous.