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Il y a de beaux jours en Amérique pour les déserteurs ! Lui ne réussirait pas, il se le disait bien ; il était trop voué à la peine et au malheur ; mais, si c’est la misère, au moins, là-bas, on est affranchi de tout !

Sa mère !… Eh bien, en se sauvant, il passerait par Plouherzel, la nuit, pour l’embrasser. Toujours comme son frère Goulven, qui avait fait cela, lui, jadis ; il s’en souvenait, de l’avoir vu arriver une nuit, avec l’air de se cacher ; on avait tenu tout fermé pendant la journée d’adieu qu’il avait passée à la maison. Leur pauvre mère avait beaucoup pleuré, il est vrai. Mais qu’y faire ? c’est fatal, cela !… Et ce frère Goulven, comme il avait l’air décidé et fier !

À part sa mère, Yves avait à ce moment tout le reste en haine. Il songeait à ces années de sa vie déjà dépensées au service, dans la séquestration des navires de guerre, sous le fouet de la discipline ; il se demandait au profit de qui et pourquoi. Son cœur débordait de désespoirs amers, d’envies de vengeance, de rage d’être libre… Et, comme j’étais cause, moi, qu’il s’était rengagé pour cinq ans à l’État, alors il m’en voulait aussi et me con-