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au milieu, les îlots de granit, la grande bête accroupie qui dort sur une plaine grise… Je revois ce lieu, qui m’est apparu, il y a déjà plusieurs années, un jour d’hiver. Oui, je me rappelle que c’est là la terre d’Yves, le sol qui l’attend ; quand il est loin sur la mer, dans la nuit, dans le danger, c’est cette sépulture qu’il rêve.

— Yves, mon frère, nous sommes de grands enfants, je t’assure. Souvent très gais quand il ne faudrait pas, nous voilà tristes et divaguant tout à fait pour un moment de paix et de bonheur qui par hasard nous est arrivé ; c’est tout au plus si le manque d’habitude nous excuse.

» À nous voir pourtant, qui se douterait que nous sommes capables de rêver tout éveillés, simplement parce que la nuit vient et qu’il fait calme dans ce bois ?

» Pense donc, nous avons à peu près trente-deux ans chacun ; devant nous, la vie peut être bien longue encore, et il y aura des voyages, des dangers, des angoisses, et pour chacun de nous du soleil, et des enivrements, et de l’amour, et, qui sait ? peut-être encore entre nous deux des scènes, et des rébellions, et des luttes !