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se décidait à descendre le long de ces hautes murailles de granit. — La chose noire dans le ruisseau était bien un grand corps d’homme, un matelot, qui était couché les bras étendus en croix.

Un premier passant fit un bruit de sabots de bois sur les pavés durs, comme en titubant. Puis un autre, puis plusieurs. Ils suivaient tous la même direction, dans une rue plus basse qui aboutissait à la grille du port de guerre.

Bientôt cela devint extraordinaire, ce tapotement de sabots ; c’était un bruit fatigant, continu, martelant le silence comme une musique de cauchemar.

Des centaines et des centaines de sabots, piétinant avant jour, arrivant de partout, défilant dans cette rue basse ; une espèce de procession matineuse de mauvais aloi : — c’étaient les ouvriers qui rentraient dans l’arsenal, encore tout chancelants d’avoir tant bu la veille, la démarche mal assurée, et le regard abruti.

Il y avait aussi des femmes laides, hâves, mouillées, qui allaient de droite et de gauche comme cherchant quelqu’un ; dans le demi-jour, elles regardaient sous le nez les hommes à grand chapeau breton, — guettant là, pour voir si le mari, ou le