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semblait ses poings, raidissait ses muscles, comme pour résister quand même, dans une lutte désespérée.

Pauvre Goulven ! Cette surprise de m’entendre dire son nom, — et puis mon uniforme, — et les seize matelots armés qui m’accompagnaient ! Il avait cru que je venais, au nom de la loi française, pour le reprendre, et il était comme Yves, s’exaspérant devant la force.

Il fallut un moment pour l’apprivoiser ; et puis, quand il sut que son petit frère était devenu le mien et qu’il était là, sur le navire de guerre, il me demanda pardon de sa peur avec ce même bon sourire que je connaissais déjà chez Yves.

L’équipage avait singulière mine. Le navire lui-même avait les allures et la tenue d’un bandit. Tout léché, éraillé par la mer, depuis trois ans qu’il errait dans les houles du Grand-Océan sans avoir touché aucune terre civilisée, — mais solide encore, et taillé pour la route. Dans ses haubans, depuis le bas jusqu’en haut, à chaque enfléchure, pendaient des fanons de baleine pareils à de longues franges noires ; on eût dit qu’il avait passé sous l’eau et s’était couvert d’une chevelure d’algues.