Page:Loti - Mon frère Yves, 1893.djvu/313

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Tu as gagné la double, frère, dis-je à Yves.

Je voulais dire : la double ration de vin au dîner de l’équipage. À bord, cette double est toujours la récompense des matelots qui ont annoncé les premiers une terre ou un danger, — de ceux encore qui ont pris un rat sans l’aide des pièges, — ou bien qui ont su s’habiller plus coquettement que les autres à l’inspection du dimanche.

Yves sourit, mais comme quelqu’un qui retrouve tout à coup un souvenir triste :

— Vous savez bien qu’à présent, le vin et moi… Oh ! mais ça ne fait rien, il faut me la faire donner, les gabiers de mon plat la boiront toujours…

En effet, depuis qu’une fois il avait renversé son petit Pierre sur les chenets de la cheminée, là-bas, à Brest, il buvait de l’eau. Il avait juré cela sur cette chère petite tête blessée, et c’était le premier serment solennel de sa vie.

Nous causions là tous deux, dans le bon air pur et vierge, au milieu des voiles légèrement tendues, bien blanches sous le soleil, quand un coup de sifflet partit d’en bas, un coup de sifflet très particulier, qui voulait dire, en langage de bord : « On demande le chef de la hune de misaine ; qu’il descende bien vite ! »