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grises de la mer sont autour de nous, et nous en avons le sentiment sans les voir. Il semble que nous traînions avec nous de longs voiles de ténèbres ; on voudrait les percer, on est comme oppressé de se sentir depuis tant d’heures enfermé là-dessous, et on songe que ce rideau est immense, infini, qu’on pourrait faire des lieues et des lieues sans vue, dans le même gris blafard, dans la même atmosphère d’eau. Et la houle passe, lente, molle, régulière, patiente, exaspérante. C’est comme de grands dos polis et luisants, qui s’enflent, donnent leur coup d’épaule, vous soulèvent et vous laissent retomber.

Brusquement, le soir, il se fait une éclaircie, et une chose noire se dresse tout près de nous, surprenante, inattendue, comme un haut fantôme surgissant de la mer :

Ar Men Du (les Pierres-Noires) ! dit notre vieux pilote breton.

Et, en même temps, partout le voile se déchire. Ouessant apparaît ; toutes ses roches sombres, tous ses écueils se dessinent en grisailles obscures, battus par de hautes gerbes d’écume blanche, sous un ciel qui paraît lourd comme un globe de plomb.

Il n’est que temps de redresser la route, et vite,