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avait promis d’être exemplaire. Cette idée sombre me venait pour la première fois, qu’il était perdu, bien perdu, malgré tout ce que je pourrais tenter pour le sauver de lui-même. Et aussi cette autre réflexion, plus désolante encore, que peut-être il lui manquait quelque chose dans le cœur…

… Tout le jour, Yves ressemble à un mort.

Il a perdu son bonnet, son porte-monnaie, son sifflet d’argent, et s’est fait un trou dans la tête.

Vers six heures du soir seulement, il donne signe de vie. Comme un enfant qui se réveille, il sourit (il est encore ivre, sans cela il ne sourirait pas) et demande à manger.

Alors je dis à Jean-Marie, mon domestique fidèle, un pêcheur d’Audierne :

— Va-t-en à l’office du carré, lui chercher de la soupe.

Jean-Marie apporte cette soupe, et Yves est là qui tourne, retourne sa cuiller, n’ayant plus l’air de se rappeler par quel bout ça peut bien se prendre.

— Allons, Jean-Marie, fais-le manger, va !

— Elle est trop salée !… dit Yves tout à coup, se reculant, faisant la grimace, l’accent très breton, les yeux encore à moitié fermés.