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grand couteau pour prendre des berniques. Un régal de son enfance qu’il voulait renouveler avec moi, des coquillages tout crus avec du pain et du beurre.

La mer avait découvert de plusieurs kilomètres, mettant à nu les vastes champs de varech, la prairie profonde où l’herbe était brune et salée, avec d’étranges fleurs vivantes. Tout alentour, des parois de granit fermaient cette fosse immense, et l’île en forme de bête couchée, dégarnie jusqu’aux pieds, montrait ses derniers soubassements noirs. Il y en avait beaucoup d’autres aussi, d’autres blocs qui s’étaient tenus cachés sous les eaux à mer haute, et qui maintenant se faisaient voir, surgissaient, avec leurs longues garnitures d’algues, pendantes comme des chevelures mouillées. Sur la plaine sombre, on en apercevait de posés partout, dans d’étranges attitudes de réveil.

L’air froid était rempli de la senteur âcre du goémon. La nuit venait lentement, de son pas silencieux de loup, et tous ces grands dos de pierre commençaient à faire songer à des troupeaux de monstres. Nous prenions les berniques au bout de nos couteaux, et nous les mangions toutes vivantes,