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troisième », etc. Et chacune considère comme prophétiques pour soi-même les paroles de cette chanson-là.)

— La mariée prend la cinquième, dis-je en entrant.

Et, quand cette cinquième va commencer, toutes s’approchent, l’oreille tendue pour n’en rien perdre, se serrent contre le velum de soie, tirent dessus au risque de le faire tomber.


Moi qui suis l’amour (dit alors la voix du chanteur invisible), mon geste est trop brûlant !
Même si je ne fais que passer dans les âmes,
Toute la vie ne suffit pas à fermer la blessure que j’y laisse.
Je passe, mais la trace de mon pas reste éternellement.
Moi qui suis l’amour, mon geste est trop brûlant[1]


Comme elle est vibrante et belle, la voix de cet homme, que je sens tout proche, mais qui reste caché, et à qui je puis prêter l’aspect, le visage, les yeux qu’il me plaît… J’étais venue là pour essayer de m’amuser comme les autres : l’horoscope si souvent suggère quelque interprétation drôle, et on l’accueille par des rires, malgré la beauté de sa forme. Mais cette fois sans doute l’homme a trop bien et trop passionnément chanté. Les jeunes femmes ne rient pas, — non, aucune d’elles, — et me regardent. Quant à moi, il ne me semble plus, comme j’en avais le sentiment ce matin, que l’on ensevelit aujourd’hui ma jeunesse. Non, d’une façon ou d’une autre, je me séparerai de cet homme, à qui on me livre, et je vivrai ma vie ailleurs, je ne sais où, et je rencontrerai « l’amour au geste trop brûlant… » Alors tout me paraît transfiguré, dans ce salon où je ne vois plus les

  1. Benki achkim âtéchim yaklachma tahim pek hadid.
    Dourmayoub tchikmichda olsam hirdiguim dilden euger
    Yanmasi guetchmez o calbin gunler itmeklé guzer
    Ach zail olsadâ, andan calour, moullak ecer.
    Benki, etc.