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suprêmes : c’est fait, j’ai vu mon maître, et mon maître m’a vue…

Il s’incline, m’offre le bras, m’emmène au premier étage, où je monte comme emportée ; me conduit, au fond d’un grand salon, vers un trône à trois marches sur lequel je m’assieds ; puis me resalue et s’en va : son rôle, à lui, est fini jusqu’à ce soir… Et je le regarde s’en aller ; il se heurte à un flot de dames, qui envahit les escaliers, les salons ; un flot de gazes légères, de pierreries, d’épaules nues ; pas un voile sur ces visages, ni sur ces chevelures endiamantées ; tous les tcharchafs sont tombés dès la porte ; on dirait une foule d’Européennes en toilette du soir, —et le marié, qui n’a jamais vu et ne reverra jamais pareille chose, me semble troublé malgré son aisance, seul homme perdu au milieu de cette marée féminine, et point de mire de tous ces regards qui le détaillent.

Il a fini, lui ; mais moi, j’en ai pour toute la journée à faire la bête rare et curieuse, sur mon siège de parade. Près de moi, il y a d’un côté mademoiselle Esther ; de l’autre, Zeyneb et Mélek, qui, elles aussi, ont dépouillé le tcharchaf, et sont en robe ouverte, fleurs et diamants. Je les ai priées de ne pas me quitter, pendant le défilé devant mon trône, qui sera interminable : les parentes, les amies, les simples relations, chacune me posant la question exaspérante : « Eh bien ! chère, comment le trouvez-vous ? » Est-ce que je sais, moi, comment je le trouve ! Un homme dont j’ai à peine entendu la voix, à peine entrevu le visage et que je ne reconnaîtrais pas dans la rue… Pas un mot ne me vient pour leur répondre ; un sourire, seulement, puisque c’est de rigueur, ou plutôt une contradiction des lèvres qui y ressemble. Les unes, en me demandant cela, ont une expression ironique et mauvaise : les aigries, les révoltées. D’autres croient devoir prendre un certain petit air d’encouragement : les accommodantes, les résignées. Mais dans les regards du plus grand nombre, je