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À présent c’est mon oncle Arif-Bey qui gouverne à sa place là-bas. Mais presque rien n’a changé dans ce coin inconnu du monde, où les jours continuent à tisser en silence les années. On a, je crois, construit un moulin sur la rivière ; les petits flots, qui seulement s’amusaient à paraître terribles, ont dû apprendre à devenir utiles, et je crois les entendre pleurer leur liberté ancienne. Mais la belle maison se dresse toujours parmi les arbres, et, ce printemps, encore, les acacias auront neigé sur les chemins où j’ai joué enfant. Et sans doute quelque autre petite fille s’en va chevaucher à ma place avec les cavaliers…

Onze années bientôt ont passé sur tout cela.

L’enfant insouciante et gaie est devenue une jeune fille qui a déjà beaucoup pleuré. Eût-elle été plus heureuse en continuant sa vie primitive ?… Mais il était écrit qu’elle en sortirait, parce qu’il fallait qu’elle fût changée en un être pensant et que son orbite et la vôtre vinssent un jour à se croiser. Oh ! qui nous dira le pourquoi, la raison supérieure de ces rencontres, où les âmes s’effleurent à peine et que pourtant elles n’oublient plus. Car, vous aussi, André, vous ne m’oublierez plus…

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Elle était lasse d’écrire. Et d’ailleurs le passage du bey avait mis la déroute dans sa mémoire.

Que faire, pour terminer ce dernier jour ? Ah ! le jardin ! le cher jardin, si imprégné de ses jeunes rêves : c’est là qu’elle irait jusqu’au soir… Tout au fond, certain banc, sous les platanes centenaires, contre le vieux mur tapissé de mousse : c’est là qu’elle s’isolerait jusqu’à la tombée de ce jour