adopté notre langue dès le début de ce journal, sur les premiers feuillets déjà vieux de neuf ans, c’était surtout pour être certaine que sa grand-mère, ni personne dans la maison, ne s’amuserait à le lire. Mais, depuis environ deux années, cette langue française, qu’elle soignait et épurait le plus possible, était à l’intention d’un lecteur imaginaire. (Un journal de jeune femme est toujours destiné à un lecteur, fictif ou réel, fictif nécessairement s’il s’agit d’une femme turque.) Et le lecteur ici était un personnage lointain, lointain, pour elle à peu près inexistant : le romancier André Lhéry !… Tout s’écrivait maintenant pour lui seul, en imitant même, sans le vouloir, un peu sa manière ; cela prenait forme de lettres à lui adressées, et dans lesquelles, pour se donner mieux l’illusion de le connaître, on l’appelait par son nom : André, tout court, comme un vrai ami, un grand frère.
Or, ce soir-là, voici ce que commença de tracer la petite main alourdie par de trop belles bagues :
"18 avril 1901.
Je ne vous avais jamais parlé de mon enfance, André, n’est-ce pas ? Il faut que vous sachiez pourtant:moi, qui vous parus tellement civilisée, je suis au fond une petite barbare. Quelque chose restera toujours en moi de la fille des libres espaces, qui jadis galopait à cheval au cliquetis des armes, ou dansait dans la lumière au tintement des ses ceintures d’argent.