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Et elle aurait vécu, si elle était restée la petite barbare, la petite princesse des plaines d’Asie ! Elle n’aurait rien su du néant des choses… C’est de trop penser et de trop savoir, qui l’a empoisonnée chaque jour un peu… C’est l’Occident qui l’a tuée, André… Si on l’avait laissée primitive et ignorante, belle seulement, je la verrais là près de moi, et j’entendrais sa voix… Et mes yeux n’auraient pas pleuré, comme ils pleureront des jours et des nuits encore… Je n’aurais pas eu ce désespoir, André, si elle était restée la petite princesse des plaines d’Asie…

ZEYNEB.


La lettre de Djénane, André avait une pieuse frayeur de l’ouvrir.

Ce n’était plus comme le faire-part, décacheté si distraitement. Cette fois il était averti ; depuis des jours, il avait pris le deuil pour elle ; la tristesse de l’avoir perdue était entrée en lui par degrés avec une pénétration lente et profonde ; il avait eu le temps aussi de méditer sur la part de responsabilité qui lui revenait dans ce désespoir.

Donc, avant de déchirer cette enveloppe, il s’enferma seul, pour n’être troublé par rien dans son tête-à-tête avec elle.

Plusieurs feuillets… Et le dernier, celui d’en dessous, en effet, les doigts le sentaient tout froissé et meurtri.

D’abord il vit que c’était son écriture des lettres habituelles, toujours sa même écriture aussi nette. Elle avait donc été bien maîtresse d’elle-même devant