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Entre la porte d’Andrinople et Eyoub, devant les immenses murailles byzantines, ils descendirent de voiture, la route, jadis dallée, n’étant plus possible. À pied, ils longèrent un moment ces remparts en ruine ; par les éboulements, par les brèches, des choses de Stamboul se montraient de temps à autre, comme pour mieux imposer à l’esprit la pensée de l’Islam, ici dominateur et exclusif : c’était, plus ou moins dans le lointain, quelqu’une des souveraines mosquées, dômes superposés en pyramide, minarets qui pointaient du sol comme une gerbe de fuseaux, blancs sous le ciel noir.

Et ce lieu d’imposante désolation, où André passait avec les quatre jeunes femmes voilées de deuil, pour accomplir le pieux pèlerinage, était précisément celui où jadis, un quart de siècle auparavant, Nedjibé et lui avaient fait leur seule promenade de plein jour ; c’était là que tous deux, si jeunes et si enivrés l’un de l’autre, avaient osé venir comme deux enfants qui bravent le danger ; là qu’ils s’étaient arrêtés une fois, au pâle soleil d’hiver, pour écouter chanter dans les cyprès une pauvrette de mésange qui se trompait de saison ; là que, sous leurs yeux, on avait enterré certaine petite fille grecque au visage de cire… Et plus d’un quart de siècle avait passé sur ces infimes choses, uniques pourtant dans leurs existences, et ineffaçables dans la mémoire de celui des deux qui continuait de vivre.