Page:Loti - Les Désenchantées, 1908.djvu/288

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Heureusement elles n’avaient pas long chemin à faire, les petites Turques, en suivant le bord asiatique, pour atteindre leur vieux quai de marbre, toujours si bien gardé, où leurs nègres les attendaient. Mais André, qui avait à traverser le détroit et à le remonter vent debout, n’arriva qu’à la nuit, ses bateliers ruisselants de sueur et d’eau de mer, les vestes de velours, les broderies d’or trempées et lamentables. À l’arrière-saison, les retours des Eaux-Douces ont de ces surprises, qui sont les premières agressions du vent de Russie, et qui serrent le cœur, comme l’accourcissement des jours.

Chez lui, où il ramenait en hâte ses rameurs transis pour les réchauffer, il entendit en arrivant une musiquette étrange, qui emplissait la maison ; une musiquette un peu comme celle que les bergers faisaient à l’heure du soleil couchant, en face, dans les bois et les vallées de Béicos d’Asie ; sur des notes graves, un air monotone, rapide, beaucoup plus vif qu’une tarentelle ou une fugue, et avec cela, lugubre, à en pleurer. C’était un de ses domestiques turcs qui soufflait à pleins poumons dans une longue flûte, se révélant tout à coup grand virtuose en turlututu plaintif et sauvage.

— Et où as-tu appris ? lui demanda-t-il.

— Dans mon pays, dans la montagne, près d’Eski-Chéhir, je jouais comme ça, le soir, quand je faisais rentrer les chèvres de mon père.