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XXIV


DJÉNANE À ANDRÉ


Le 16 septembre 1904.

J’étais parmi les fleurs du jardin, et je m’y sentais si seule, et si lasse de ma solitude ! Un orage avait passé dans la nuit et saccagé les rosiers. Les roses jonchaient la terre. De marcher sur ces pétales encore frais, il me semblait piétiner des rêves.

C’est dans ce jardin-là, au Bosphore, que, depuis mon arrivée de Karadjiamir, j’ai passé tous mes étés d’enfant et de jeune fille, avec vos amies Zeyneb et Mélek. En ce temps-là de notre vie, je ne dirai pas que nous fussions malheureuses. Tout était souriant. Chacun autour de nous goûtait ce bonheur négatif où l’on se contente de la paix du moment qui passe et de la sécurité pour celui qui vient. Nous n’avions jamais vu saigner des cœurs. Et nos journées qui glissaient douces et lentes, entre nos études et nos petits plaisirs, nous laissaient en demi-sommeil, dans cette torpeur qu’apportent nos étés toujours chauds ; nous n’avions jamais pensé que nous pourrions être à plaindre. Nos institutrices étrangères avaient beaucoup souffert dans leur pays. Elles se trouvaient bien parmi nous ; ce calme était pour elle comme celui d’un