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tend à disparaître, il est vrai, et je connais des privilégiées dont l’existence se passe vraiment avec leur mari. Mais ce n’est point le cas dans les vieilles familles strictement pratiquantes comme les nôtres ; là, le harem où nous devons nous tenir, et le selamlike où résident les hommes nos maîtres, sont des demeures tout à fait distinctes. J’habitais donc notre grand harem princier, avec ma belle-mère, deux belles-sœurs et une jeune cousine de Hamdi, nommée Durdané, celle-ci jolie, d’une blancheur d’albâtre, avec des cheveux au henneh ardent, des yeux glauques, des prunelles comme phosphorescentes dont on ne rencontrait jamais le regard.

Hamdi était fils unique, et sa femme fut très choyée. On m’avait donné tout un étage du vieil hôtel immense ; j’avais pour moi seule quatre luxueux salons à l’ancienne mode turque, où je m’ennuyais bien ; pourtant ma chambre à coucher était venue de Paris, ainsi que certain salon Louis XVI, et mon boudoir où l’on m’avait permis d’apporter mes livres ; — oh ! je me rappelle qu’en les rangeant dans des petites armoires de laque blanche, je me sentais si angoissée à songer que, là où ma vie de femme venait de commencer, elle devrait aussi finir, et qu’elle m’avait déjà donné tout ce que j’en devais attendre !… C’était donc cela, le mariage : des caresses et des baisers qui ne cherchaient jamais mon âme, de longues heures de solitude, d’enfermement, sans intérêt et sans but, et puis ces autres heures où il me fallait jouer un rôle de poupée, — ou de moins encore…

J’avais essayé de rendre mon boudoir agréable et de décider Hamdi à y passer ses heures de liberté. Je lisais les journaux, je causais avec lui des choses du palais et de l’armée, je tâchais de découvrir ce qui l’intéressait, pour apprendre à en parler. Mais non, cela dérangeait ses idées héréditaires, je le vis bien. « Tout cela, disait-il, était bon pour les conversations entre hommes, au selam-