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ténèbres originelles ; — un chaos, qui se démène en une sorte d’ébullition glacée…

Et on est là, au milieu, ballotté dans la cohue de ces masses affreusement mouvantes et engloutissantes, rejeté de l’une à l’autre avec une violence à tout briser ; on est là, au milieu, sans recours possible, livré à tout, de minute en minute plongeant dans des gouffres, plus obscurs que la nuit, qui sont en mouvement eux aussi comme les montagnes, qui sont en fuite affolée, et qui chaque fois menacent de se refermer sur vous.

On s’est aventuré là dedans, quelques centaines d’hommes ensemble, sur une machine de fer, un cuirassé monstre, qui paraissait si énorme et si fort que, par temps plus calme, on y avait presque l’illusion de la stabilité ; on s’y était même installé en confiance, avec des chambres, des salons, des meubles, oubliant que tout cela ne reposerait jamais que sur du fuyant et du perfide, prêt à vous happer et à vous engloutir… Mais, cette nuit, comme on éprouve bien l’instinctive inquiétude et le vertige d’être dans une maison qui ne tient pas,