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les ténèbres arrivent pour tout de bon, quand il n’y a plus qu’un reste de lueur blême, à la cime des arbres nains, pour nous indiquer encore le faux paysage, voici que la guécha vieillie, qui ne veut pas qu’on allume de lampe, est prise de fatigue, de torpeur. La guitare, que les dames assises continuent d’écouter dans l’obscurité, ne rend plus que des petites plaintes sourdes, entrecoupées, des notes intermittentes, ou qui vont deux par deux, trois par trois, en groupes s’espaçant. La guitare mourante cesse d’évoquer les mythes invisibles, cesse d’émouvoir, de faire peur ; tout simplement elle distille de la tristesse, de la tristesse sans nom, qui tombe sur nous comme la pluie lente d’un ciel mort ; à moi, elle dit l’exil, les deux années de Chine en avant de ma route, la fuite de la Jeunesse et des jours ; surtout elle me fait sentir jusqu’à l’angoisse l’isolement de mon âme de Français au milieu de ces légions d’âmes japonaises, étrangères, hostiles, qui m’enserrent dans ce quartier éloigné, au pied des pagodes et des sépultures, à présent que la nuit vient.