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amas de grandes formes étranges, qui de loin feraient songer à des cadavres de monstres entassés pêle-mêle, mais d’où pointent en tous sens des bouts de tuyaux, des pistons, des cornues ; de près, on reconnaît que c’étaient des usines — nos riches sucreries du Nord — pour lesquelles le travail de destruction a été particulièrement soigné ; les murailles de briques gisent en miettes par terre, mais la machinerie, les chaudières, les cylindres, n’ayant pu être pulvérisés, on s’est contenté de les rendre inutilisables et de les brouiller en un stupéfiant chaos, qui tient du macabre et du grotesque.

Une église isolée passe à son tour ; il n’en reste plus debout que le mur du fond avec le tabernacle et, à côté d’une vierge qui n’a plus de tête, un vase doré conserve encore son bouquet de lys artificiels.

Un orage, un vrai, pas celui de l’artillerie, commence de gronder lui aussi dans l’air, et le ciel se couvre de nuages tragiques… Vite, toujours vite, j’arrive en vue de la ville où j’ai affaire, et qui vraiment ne ressemble plus à rien de connu. À l’entrée, s’élèvent d’étonnants dépôts de ferraille, résultat d’un premier déblayage opéré par nos soldats, et il y a de tout dans ces petites montagnes de débris ; on y reconnaît des poêles, des ustensiles de ménage, des pièces de fonte tombées des charpentes et quantité de lits en fer, tout tordus, il va sans dire, parmi lesquels beaucoup de lits d’enfant… Où donc sont-ils, les pauvres petits qui dormaient là ?…

Dans la ville même, les travailleurs du « gracieux Kaiser » ont vraiment atteint l’idéal de la destruction. Ce n’est pas exagéré, c’est la stricte vérité de dire qu’il ne reste plus un monument, plus une maison, rien qui n’ait été rasé à un mètre de terre ; l’ensemble n’est qu’un immense et informe tumulus de briques rouges, par-dessus lequel les arbres fruitiers, les arbustes au tronc scié, gisent et se dessèchent.

Un officier, auprès duquel je m’arrête un instant, me parle d’un tout petit détail, oh ! bien négligeable certes, mais presque touchant quand même : il me conte le retour des hirondelles. On sait leur fidélité aux demeures qu’elles avaient choisies, et, quand elles sont revenues cette fois, les pauvres petites, ne plus rien retrouver, ne plus rien reconnaître, les a affolées ; elles tourbillonnaient toutes, en jetant ce cri spécial qui est leur cri d’alarme, après quoi, en déroute, elles sont reparties.

Nos soldats, dans les rues enfouies sous les décombres, travaillent