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UNE DES VILLES
ACCOMMODÉES PAR EUX




« Notre gracieux Kaiser… »
(Maréchal Hindenburg.)


20 juin 1917.

Après un si radieux printemps, c’est un été presque méridional qui, dans tout le Nord de la France, inonde de belle lumière les désolations de nos provinces libérées. Les froids d’un hiver beaucoup plus glacé que de coutume avaient longuement arrêté toutes les sèves, qui s’étaient amassées avant de jaillir et qui tout à coup ont donné aux arbres, aux herbages, aux fleurs, une exubérance exceptionnelle. Le long des routes où mon auto devra courir aujourd’hui pendant plusieurs heures, les bois que les obus n’ont pas trop saccagés, les prairies, qui étaient autrefois des champs et sont redevenues des pampas, étalent un luxe de verdure pour ainsi dire paradisiaque ; les ruines solitaires des villages sont tout enguirlandées de chèvrefeuilles et de roses. Et les oiseaux, bien entendu, font des concerts délirants, dans l’épaisseur de ces beaux feuillages de juin.

Sur mon chemin je rencontre des équipes de prisonniers boches, qui réparent nonchalamment les trous de « marmite » et les ornières ; ayant chacun un gros numéro peint au milieu du dos, ils portent des pantalons vert chou, et des vestes aux basques ridicules. Les uns sont vieux et voûtés, avec des lunettes et d’affreuses barbes en filasse décolorée. Les autres sont très jeunes, garçons dégingandés, qui ont dû grandir depuis la guerre et dont les énormes mains d’assassin dépassent trop les manches étriquées ; plusieurs doivent être des fils de bourgeois et, pour faire les cantonniers, ils ont gardé leur lorgnon et leur casquette d’étudiant. Presque tous ont du reste cette laideur agressive que l’on connaît et qui est celle de la « race suprême ». Leur salut militaire, malgré