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qui avaient été des jardinets. Deux vieilles femmes demeuraient là encore, deux vieilles aux cheveux blancs, aux joues creuses, aux yeux hagards, qui semblaient devenues folles. Parce qu’elles n’étaient plus bonnes à rien, les Boches les avaient laissées, — et qui dira ce qu’ont bien pu devenir leurs fils ou leurs filles, qui dira quelles tortures d’attente, d’angoisse morale, de terreur physique elles ont endurées, grelottant au fond de quelque cave, pendant deux ou trois hivers, jusqu’au retour des Français ? C’est au bord d’un puits qu’elles m’apparurent, un puits qui sans doute avait, pendant des générations, fourni à leur famille la bonne eau claire. Péniblement, avec une pauvre corde toute raboutie, elles venaient d’en tirer un seau, et elles le flairaient avec méfiance : « Ça pue encore », disait l’une. « Oui, oui, répondait l’autre, ça pue. Jette, va, jette vite. » Ces petites phrases triviales, prononcées avec une morne hébétude, étaient aussi poignantes à entendre que n’importe quelles plaintes… On sait qu’en partant ils avaient eu aussi la délicatesse d’empoisonner les eaux ; dans les poches de leurs prisonniers ou de leurs morts, on a retrouvé du reste, à ce sujet, les instructions précises de leurs officiers : « Le soldat un tel, aidé de son équipe, sera chargé des puits ; il y jettera en quantité suffisante : du poison, de la créosote, ou, à défaut, des pourritures. »



Maintenant, là-bas, tout là-bas, commencent de se dessiner des milliers de pyramides rougeâtres, irrégulières, qui couvrent une très vaste étendue.

De plus près, cela se révèle les ruines pantelantes d’une ville, une ville ouverte, une grande et belle ville française qui, il y a deux mois, vivait encore. L’œuvre des anthropoïdes civilisateurs a été là tout à fait hors de pair. « Le soldat un tel, aidé de son équipe, portera le matériel incendiaire dans telles maisons… ou bien ira placer les explosifs dans telles caves, ou sous telle église, etc., etc. » disaient les irrécusables papiers de service saisis dans leurs poches, — et l’exécution méthodique du crime a été, en son ensemble, vraiment merveilleuse.

Entrer pour la première fois dans cette ville cause une poignante et inoubliable impression d’angoisse, de révolte et de stupeur. On a envie de crier et de maudire. Quel chef-d’œuvre de destruction