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bien mis, prêtant l’oreille aux bruits confus de la nuit, et à mon tour j’entendais distinctement sur les marches des bruits de pas. Une vieille dévotion me revint alors et, arcbouté contre la porte menacée, je me souviens parfaitement d’y avoir tracé un signe de croix.

Maintenant, les pas s’éloignaient, il me le sembla du moins, et, revenu près de ma malade : « Elles sont parties, lui dis-je, parties ! Elles ne reviendront pas. » Et à son tour, elle me disait : « Qui ça ? — Mais, tu sais bien, les cigognes, les vilaines cigognes, je les ai chassées. — Ah, oui ! les cigognes. » Et sa voix déjà sommeillante s’éteignait, redevenue enfantine ; le hideux cauchemar l’avait enfin quittée. Je ramenai le drap sur cette pauvre poitrine en soupirant : « Si elle pouvait dormir ! »

Ce fut une des plus terribles nuits de ma vie. Je la passai tout entière assis dans le grand fauteuil à entretenir la flamme défaillante, l’oreille aux écoutes, le cœur serré à en crier et toute la chair frémissante d’une angoisse indicible ; c’était moi que les cigognes hantaient maintenant et, par trois fois, jusqu’au lever de l’aube, j’entendis cogner aux persiennes comme des bruissements d’ailes affreuses dans la nuit.

Mon supplice ne cessa qu’au grand jour, quand le domestique vint apporter mon déjeuner : « Ah ! monsieur, quel malheur ! me disait le brave garçon, la femme du jardinier qui est morte cette nuit, une