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la verrais plus. Je ne la quittais plus du regard, installé auprès de son lit, feuilletant un roman que je ne lisais pas et le cœur si gros, si gros que je n’avais même pas la force d’étouffer mes sanglots qu’elle ne pouvait entendre, heureusement, la chère créature ; une immense terreur, jour et nuit, me poignait plus encore lorsque je n’étais pas près d’elle et que mon père, prenant mon tour, me forçait à aller dormir dans la chambre voisine.

J’étais justement de garde cette nuit-là.

Mon père, en m’embrassant avant d’aller reposer à côté, m’avait serré sur sa poitrine plus fort que d’habitude, et, avec un étranglement dans la voix : « Va, mon enfant, avait-il dit, s’il y a la moindre chose, appelle-moi. Elle n’est pas bien ce soir. » Et j’avais bien compris, quoiqu’il m’eût attiré dans l’ombre, que lui aussi étouffait sous les larmes. Je revenais donc m’asseoir dans l’alcôve, j’avais pris dans ma main sa pauvre main brûlante, et je ne quittais plus des yeux ce cher visage, ne me levant que pour aller mettre une bûche au feu, un grand feu de bois qui flambait nuit et jour dans la vaste chambre triste car on était en plein hiver et le ciel clair et froid était scintillant d’étoiles ; le jardin s’était immobilisé, dans un grand calme ; pas un bruit dans la demeure endormie, et l’on sentait que dehors, il devait geler très fort ; puis je revenais près de ma malade, et je ne sais comment je finis, moi aussi, par m’assoupir.