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une entre autres, qu’on appelait la Ferrugineuse, me plaisait plus que toutes. Située à la lisière du parc, au pied d’une sapinière dont l’ombre bleue la trempait comme d’un reflet de lune, même par les plus chaudes journées d’été, elle stagnait, délicieusement froide, tel un bloc de glace encastré dans le quadrilatère des murs. À peine si quelques bulles de vif argent crevaient à sa surface, et, parmi les pariétaires, les lierres terrestres et les fougères fines, elle sourdait, cette source, si limpide et si lente que son eau n’en semblait plus de l’eau, mais du cristal de roche refroidissant posé au fond d’un réservoir.

Une de mes joies (je les aimais déjà presque coupables, aiguisées, affinées par l’attrait des choses défendues) était de m’esquiver vite après le déjeuner et de courir d’un trait, à perdre haleine, à travers le parc, pour arriver tout ému, tout en nage à la source préférée, et là, de boire éperdument l’eau bleuâtre et glaciale. Cette eau qu’on nous permettait à peine à table, cette eau que nous buvions tous des yeux à travers les carafes emperlées de buée, je relevais mes manches jusqu’aux coudes pour y plonger mes deux mains frémissantes, j’y puisais à pleines poignées, je m’en emplissais la bouche et la gosier avec des glouglous jouisseurs, j’y pointais me langue comme dans de la glace, et je sentais descendre en moi un froid aigu et pénétrant et pourtant doux comme une saveur : c’était une espèce de frénésie