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d’être pauvre font aux uns des têtes aplaties et revêches, des faces aiguisées et retortes de musaraignes et de vipères ; l’avarice et l’égoïsme donnent aux autres des groins de vieux porcs avec des mâchoires de requins, et c’est dans un bestiaire, où chaque bas instinct s’imprime en traits d’animal, c’est dans une cage roulante, pleine de fauves et de batraciens cocassement vêtus comme les personnages de Grandville de pantalons, de châles et de robes modernes, que je voyage et circule depuis le commencement du mois.

Car je n’ai pas vingt-cinq mille francs de rente, moi, et je prends le tramway, tout comme mon concierge. Hé bien ! cette perspective de cohabiter, ne fût-ce qu’une heure par jour, avec des hommes à tête de pourceaux et des femmes à profils de volailles, hommes de loi pareils à des corbeaux, voyous aux yeux de loups-cerviers et trottins de modistes à faces aplaties de lézards, cette promiscuité forcée avec tout l’ignoble, l’innommable de l’âme humaine remontée soudain à fleur de peau, cela est au-dessus de mes forces ; j’ai peur, comprends-tu ce mot ? j’ai peur !

L’autre jour, pas plus tard que samedi, l’impression de cauchemar a été si forte (c’était dans le tramway du Louvre à Sèvres et la détresse d’un paysage de banlieue, les quais déserts de l’avenue de Versailles exacerbaient peut-être encore l’angoissante laideur de tous ces visages), que j’ai dû