Page:Lorrain - Sensations et Souvenirs, 1895.djvu/13

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

devrai m’en aller à mon tour ? En attendant elles me surveillaient dans la vie ; rien de ce que je faisais n’échappait à leurs invisibles yeux et, selon mes mérites d’enfant sage ou mes petites frasques d’écolier, elles se montraient plus ou moins généreuses, ces claires matinées de dimanche de Pâques, les bonnes cloches voyageuses enfin rentrées de leur expédition lointaine et mettant ce jour-là toute la ville en joie par leurs chants et sonneries de bon et prompt retour.

À force d’entendre ma mère et ma grand’mère en parler avec une sorte d’exaltation attendrie, j’avais fini par attribuer une vie miraculeuse à ces cloches, par les traiter presque comme des personnes de ma famille, de vieilles parentes à la fois austères et indulgentes, un peu fées, et, en enfant nerveux que j’étais déjà, je vivais dans un perpétuel effroi de les mécontenter, en même temps que rempli d’une inébranlable confiance en leur mansuétude d’aïeules pour mes peccadilles d’écolier.

Ah ! que de fois, les belles journées de fin d’avril, quand, au lieu de travailler mon Quinte-Curce ou mon Epitome, je gaminais, ivre de soleil et de santé, entre les poiriers et les pommiers poudrés à blanc de notre potager, que de fois je me suis surpris, hissé à quelque brèche de la muraille et regardant au loin, par-dessus les mâtures et les toits de la ville, si les cloches guetteuses pouvaient m’apercevoir du sommet de leur tour !